Vietnam, le choc du Têt
Lancée par les communistes, l’attaque surprise du Nouvel An lunaire s’avère un échec sanglant mais entraîne l’ouverture de négociations entre Américains et Nord-Vietnamiens.
Imaginez que, demain, les insurgés irakiens attaquent simultanément une centaine de villes dans tout le pays, qu’un commando réussisse à pénétrer dans la zone verte où sont installées les autorités américaines à Bagdad, que 12 000 combattants islamistes se retranchent dans la ville sainte de Kerbala et qu’il faille des semaines de combat de rue pour les en déloger. Imaginez que, depuis des mois, Washington et les généraux de l’armée américaine répètent à l’envi que la situation s’améliore, que, chiffres à l’appui, l’ennemi ne pourra pas vaincre. Imaginez que nous sommes dans une année électorale américaine et que tout cela se déroule sous l’œil des caméras de télévision. Imaginez le choc. C’est exactement ce qui s’est passé au Vietnam en 1968, lors d’un épisode connu sous le nom de l’offensive du Têt.
«Le bout du tunnel». Le Têt ? Têt Nguyen Dan est la fête du Nouvel An dans le calendrier traditionnel vietnamien, qui est le même que le chinois. Les communistes - c’est-à-dire à la fois le régime du Nord-Vietnam et ses partisans du Sud (le Vietcong) - profitent de ces journées de fête, qui débutent cette année-là le 31 janvier, pour lancer une vaste opération militaire contre le régime du Sud-Vietnam. Depuis la fin de la guerre française d’Indochine en 1954, le Vietnam est divisé en deux Etats ennemis : au nord, les communistes, au sud, les pro-occidentaux. Les Américains se sont progressivement impliqués dans ce conflit. En 1967, ils ont un demi-million d’hommes dans le pays, et leur chef, le général Westmoreland, considère qu’«on aperçoit le bout du tunnel». Il va déchanter.
Le nom de code de l’opération du Têt est Tong Cong Kich-Tong Khoi Nghia, «offensive générale-soulèvement général». Ses concepteurs espèrent qu’à l’assaut militaire succédera un soulèvement de la population contre le régime «fantoche» du Sud. Il n’en sera rien, et l’offensive, vite contenue, sera un échec militaire sanglant pour les «rouges».
Au nord, la direction communiste était loin d’être unanime quant à l’opportunité de cette offensive. Deux tendances s’affrontaient. L’une, prosoviétique, dont faisait partie le général Giap, le vainqueur de Dien Bien Phu, s’y opposait, considérant qu’il fallait ouvrir des négociations avec les Américains. L’autre, prochinoise, pariait sur le succès de la guerre populaire. Cette tendance radicale l’emporte en 1967, et l’état-major de Giap subit même une vaste purge.
Pas d’inquiétude. Dans les semaines qui précèdent l’offensive, le renseignement américain et sud-vietnamien constate qu’il se passe quelque chose, que le Nord envoie des forces importantes vers les maquis du Sud par la piste Ho Chi Minh, via le Laos et le Cambodge. Mais si les Américains sont capables d’évaluer les capacités de l’ennemi, ils ne savent rien de ses intentions. Au matin du 31 janvier, la surprise sera totale. La veille pourtant, et sans que l’on sache s’il s’agissait ou non d’une erreur dans l’exécution du plan d’ensemble, des attaques sont lancées prématurément dans plusieurs villes du Sud-Vietnam. Elles sont rapidement contenues et ne suscitent pas d’inquiétudes particulières côté américain. A 3 heures du matin, le 31 janvier, c’est l’offensive générale. On estime qu’environ 80 000 hommes y participent. Dans des dizaines de ville, des bataillons prennent d’assaut les édifices publics et les bases militaires. La plupart du temps, sans succès. Saïgon, la capitale du Sud-Vietnam (actuellement Ho Chi Minh Ville), retient évidemment toute l’attention. Les communistes ont six objectifs, dont l’ambassade des Etats-Unis, l’état-major de l’armée sud-vietnamienne et le siège de la radio nationale. Ils espèrent que la population de la capitale se soulèvera et que la ville sera ainsi «libérée». Les choses ne tournent pas comme prévu.
De sang-froid. Un commando de dix-neuf sapeurs parvient à pénétrer dans l’ambassade américaine à 2 h 45, mais leur chef est tué dans l’action. Dès 9 h 20, les Américains ont repris le contrôle des lieux. Même fiasco à la radio nationale, où les communistes ne parviennent pas à prendre le contrôle de l’antenne. Dans les bases militaires, où ils pensaient recupérer des chars et des canons, ils ne trouvent rien. Le seul point de fixation dans la capitale sera les abords du champ de courses de Phu To, où les combats dureront une semaine. C’est durant ces événements que le reporter Eddie Adams prendra la photo montrant le chef de la police de Saïgon exécuter de sang-froid un capitaine vietcong, qui venait de tuer un officier sud-vietnamien, sa femme et ses enfants. L’image fera le tour du monde. En trois semaines, les derniers foyers de résistance sont éliminés. Les affrontements vont être beaucoup plus sanglants à Hué. L’ancienne capitale impériale du pays est située à proximité de la frontière du Nord. Douze mille hommes du Vietcong et de l’armée nordiste parviennent à prendre le contrôle de la ville. Ils exécutent aussitôt plusieurs milliers d’habitants, soupçonnés, à tort ou à raison, de soutenir le régime pro-occidental.
Les Américains lancent aussitôt une grande contre-attaque, que Stanley Kubrick illustrera plus tard dans Full Metal Jacket. Les troupes communistes se sont retranchées dans la citadelle, les marines mettront vingt-six jours à les réduire. La presse est là. «Pour la première fois dans l’histoire des conflits, des millions de parents, de frères et sœurs et d’amis purent voir des soldats au cœur de la mêlée», raconte l’historien américain Victor Davis Hanson (1). Aux Etats-Unis, ces images violentes vont aggraver l’impopularité de cette guerre. Il s’agit pourtant d’une impressionnante victoire militaire américaine : reconquérir une ville en perdant moins de 150 hommes. Pour les communistes, l’offensive du Têt est un fiasco militaire, où ils perdent près de 40 000 hommes. Le Vietcong - c’est-à-dire les communistes du Sud - est décapité. Mais la victoire tactique américaine est le prélude d’un repli stratégique. Dès le mois de mars, Washington accepte l’ouverture de négociations avec le Nord , qui aboutiront au désengagement progressif de l’armée américaine. En 1968, on en est pourtant encore loin. La guerre du Vietnam va encore durer plus de sept ans. Elle s’achèvera avec la conquête du Sud par le Nord et la chute de Saïgon, le 30 avril 1975.
(1) Carnage et culture, Flammarion, 2002.
Par Jean Dominique Merchet - Libération - 1er Février 2008
Le 13 mai, les pourparlers s’engagent à Paris
Pierre Journoud, jeune chercheur au Centre d’études d’histoire de la défense (CEHD), à Vincennes, est un spécialiste de la guerre du Vietnam. Il vient de soutenir sa thèse sur «Les relations franco-américaines à l’épreuve du Vietnam (1954-1975)».
En mai 1968 s’ouvre à Paris une conférence entre les Etats-Unis et le Nord-Vietnam, qui durera jusqu’en 1973. Le pouvoir gaulliste est contesté dans la rue, il œuvre pourtant en faveur de la paix au Vietnam. Quel a été le rôle de la France dans cette affaire ?
J’ai découvert que, juste avant l’offensive du Têt, de Gaulle avait envoyé un émissaire au Nord-Vietnam pour sonder les intentions de Hanoï en vue de pourparlers de paix à Paris. C’était un médecin, le Pr André Roussel. Dans le même temps, un émissaire est allé au Sud, je l’ai appris dans les archives de la CIA, mais nous ne connaissons pas son nom. De Gaulle avait compris que l’administration américaine ne s’engagerait pas dans une guerre totale et qu’il y aurait un retournement politique avec l’ouverture de discussions. Dès 1966, lors de son discours de Phnom Penh (Cambodge), il critique l’engagement américain au Vietnam. Au Quai d’Orsay, le diplomate Etienne Manac’h va jouer un grand rôle dans cette affaire. Ce sera un succès puisque les pourparlers s’engagent à Paris le 13 mai, le jour de la grande manifestation étudiante !
L’offensive du Têt va-t-elle pousser les Américains à discuter avec le Nord communiste ?
En effet. Le 31 mars, le président Johnson annonce lors d’un discours, à la surprise générale, l’ouverture de négociations, l’arrêt partiel des bombardements sur le Nord et son intention de ne pas solliciter un nouveau mandat. Avec Richard Nixon, les républicains vont remporter la présidentielle de novembre. Mais ce faucon anticommuniste poursuivra la politique engagée par son prédécesseur. Cela se traduira au plan diplomatique par la reconnaissance de la Chine maoïste et, sur le terrain militaire, par la «vietnamisation», c’est-à-dire le remplacement des soldats américains par des sud-vietnamiens. Une telle politique avait été mise en œuvre par les Français au moment de la guerre d’Indochine, on la retrouve aujourd’hui, sous une autre forme, en Irak ou en Afghanistan.
Par la suite, de quel poids la guerre du Vietnam va-t-elle peser dans la politique américaine ?
En 1975-1976, la mémoire du Vietnam empêchera les Etats-Unis d’intervenir au Cambodge pour éviter le génocide mis en œuvre par les Khmers rouges. Il faut attendre 1980 et l’élection de Ronald Reagan pour que l’Amérique se «décomplexe» et envisage à nouveau des interventions militaires. On le verra avec la première guerre du Golfe, en 1990-1991, où la doctrine Powell est inspirée par l’échec du Vietnam. Il s’agit de mettre d’emblée le paquet. Lors de la seconde guerre d’Irak, l’arrivée des chars américains à Bagdad passe pour avoir effacé symboliquement celle des chars nord-vietnamiens à Saïgon en 1975.
Vietnam, Irak, même combat ?
Le Vietnam et l’Irak sont deux contextes très différents : l’Irak n’est pas soutenu par une grande puissance nucléaire comme l’était le Vietnam par l’URSS. La résistance n’est pas unifiée comme la vietnamienne. Et l’armée américaine n’envoie plus sur le terrain que des volontaires, pas des conscrits. Mais des ressemblances justifient la comparaison : instrumentalisation de l’opinion pour entrer en guerre sur des prétextes fallacieux ; échec des stratégies militaires et des tentatives de nation building, déclin du soutien de l’opinion…
Par Jean Dominique Merchet - Libération - 1er Février 2008
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