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Thiêp, créateur de désordre

Le grand écrivain vietnamien Nguyên Huy Thiêp dénonce subtilement dans ses nouvelles les persécutions et le mépris dont les lettrés sont souvent victimes en son pays.

L'Aube se lève sur le Vietnam. Grâce à ce modeste éditeur installé du côté d'Avignon, nous pouvons lire l'excellent Nguyên Huy Thiêp, qui appartient à la première génération d'écrivains de l'après-guerre. Une génération qui s'escrime à secouer le bât encombrant du réalisme socialiste, tout en sondant les plaies d'un conflit sanguinaire dont les séquelles restent dramatiquement présentes. C'est dans ce contexte difficile qu'écrit Thiêp, lequel doit également se frotter à la toile gluante tissée par les araignées de la censure, généralement assez machiavéliques pour frapper les éditeurs après coup, une fois les livres imprimés. Malgré tous ces obstacles, l'auteur d'Un Général à la retraite est parvenu à se maintenir à flot et, mieux encore, à être le chef de file de la littérature du «Dôi Moi», ce vent de libération culturelle qui, à la fin des années 1980, a accompagné l'ouverture économique du Vietnam.

Né en 1950, Thiêp a déjà publié sept livres aux Editions de L'Aube. Dans le précédent, A nos vingt ans, encore interdit à Hanoi, il explorait les enfers d'une jeunesse frappée par le capitalisme sauvage, par la prostitution mais surtout par la drogue - dont son propre fils a été victime. Et dans un entretien avec Jean-Marc Béguin (lire le SC du 5 mars 2005), il disait: «Je souhaite écrire des récits qui apportent du sens. Arriver à atteindre la jeunesse vietnamienne, c'est le plus important pour moi. La foi en l'homme, en la culture, est peut-être une utopie mais on ne peut pas vivre sans espérance. Je crains que la génération de mon fils n'ait plus d'utopies, plus d'illusions. Elle se réfugie dans des aspirations matérielles.»

Ces analyses, on les retrouve au détour de Mon Oncle Hoat, un recueil de quatre nouvelles où Thiêp rameute les démons d'aujourd'hui. Ceux qui, par exemple, transforment Hanoi en une jungle dans laquelle la misère la plus crasseuse côtoie l'opulence la plus cynique. Et même si l'écrivain manie ici la parabole, la critique sociale est omniprésente. Comme les références au sacré et au bouddhisme, qui affleurent dans ces pages pour offrir au Vietnam un supplément d'âme. Quant à la poésie, elle est la seule muse du pathétique oncle Hoat - le héros de la nouvelle éponyme -, un vieillard au pied bot qui encombre une famille de la campagne et qui sera bientôt chassé du foyer parce qu'il a osé griffonner quelques vers sur un bout de papier. «Poète, et puis quoi encore? Tu n'es qu'une sombre merde! Le malheur s'est abattu sur cette maison», fulmine le chef du clan, avant de déchirer sauvagement les œuvres de ce «parasite» et de l'envoyer au diable.

Ce récit résume tout le drame d'un pays où le pouvoir méprise et persécute ceux qui ont le culot de croire aux choses de l'esprit. Et qui, lorsqu'ils sont écrivains ou poètes, doivent ruser avec la censure en signant des allégories qui semblent parfois un peu obscures, mais qu'il faut savoir décrypter. D'où cette subtile définition de la littérature que donne Thiêp à la fin de sa nouvelle: «La vraie littérature est peut-être à n'y rien comprendre. La réponse gît sur les genoux des dieux, comme dit Homère.»

Les deux récits suivants mettent en scène Monsieur Mong et Madame Mong. Le premier s'enrichit en faisant commerce d'excréments - «pas de meilleur métier sur terre que de ramasser la merde!» - et la seconde, qui élève des oiseaux en imitant leurs chants, se lamente amèrement parce que «les rossignols sont dorénavant entraînés pour devenir des soldats et combattre jusqu'à ce que mort s'ensuive» dans des duels effroyables où les parieurs misent gros. Ces deux personnages donnent des images peu reluisantes du Vietnam - fiente et violence. Mais Thiêp le mousquetaire ne baisse pas la garde. Dans la dernière nouvelle, il sort des coulisses pour faire un vibrant éloge de «la vie que nous tenons d'En Haut». Et pour rappeler que le métier d'écrivain consiste à «créer du désordre». Il ne s'en prive pas: sous les eaux calmes de sa prose translucide couve une rébellion qui, demain, fera de lui l'emblème d'un Vietnam réconcilié avec ses rêves.

Par André Clavel - Le Temps (.ch) - 8 Mars 2008