~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Ma vie au Viêt Nam : Regards sur le pays que j'aime

Normand Rodrigue est architecte et urbaniste. D'origine canadienne, il travaille au bureau de l'UNESCO à Hanoi depuis 2001 comme consultant, principalement sur les dossiers de mise en valeur de l'ancien quartier de la capitale. Très attaché au Vietnam, il a parcouru le pays dans tous les sens, prenant photos et faisant des observations sur les coutumes des gens, leurs manières de vivre, leurs joies et leurs difficultés, leurs projets et leurs rêves. Les présentes chroniques racontent quelques-unes de ses expériences et de ses rencontres.

Chronique : Hanoi, BIG C et moi

Nathalie m'avait prévenu. "Hanoi change, m'écrivait-elle, les motos n'encombrent plus les trottoirs, il y a des feux de circulation partout, on fait la chasse aux petites marchandes à palanche, tu ne t'y reconnaîtras plus et …", ajoutait-elle pour bien montrer son trouble, "tu verras on a même inauguré un Big C". Je reconnaissais bien le pessimisme de ma jeune amie architecte boursière à Hanoi, moitié française moitié vietnamienne qui terminait une recherche sur le bambou (assez sympathique il est vrai mais un brin surannée, non ?) en même temps qu'elle s'échinait à comprendre elle aussi le développement de cette ville. J'avais quitté le pays depuis 6 mois et je m'apprêtais à y revenir pour compléter un mandat qui touche justement à l'aménagement du territoire. "Diable ! pensai-je. Est-ce donc si grave ?"

C'est vrai que le Vietnam bouge, qu'il bouge vite et qu'il bouge dans toutes les directions. Parfois on aurait envie de dire: "Stop ! Arrêtons-nous un peu, arrêtons-nous pour considérer un peu où s'en va le pays, où s'en va la ville… !". Pensez-vous !! Malgré ses 2 ou 4 millénaires d'âge (c'est selon son niveau de ferveur nationale), ce pays est un pays jeune (plus de 50% de sa population n'a pas 20 ans), en plein essor, qui fonce vers son avenir, avec frénésie non pas tant, une certaine insouciance je dirais, croyant en son destin simplement, sans trop s'inquiéter non plus de ce qui pourrait bien arriver. Le pourrait-il seulement ? Comme la débâcle au printemps sur les rivières de chez-nous après un long hiver, allez arrêter ça …

Un pays jeune et un pays heureux, l'un des plus heureux de cette planète, tout au moins le plus optimiste si l'on en croit la dernière enquête réalisée par le Gallup International Association (GIA) tel que rapporté récemment dans Le Courrier du Vietnam (7 janvier 2007), ce qui le rend si vivant, si attachant aussi.

Un pays qui s'enrichit. Beaucoup de pauvres encore bien sûr, pauvres mais jamais misérables, des riches aussi, on n'a qu'à compter le nombre de Mercedes qui encombrent désormais les villes mais surtout une classe moyenne émergente, éduquée, de plus en plus exigeante qui veut faire son bonheur et son confort, et vite. À Hanoi comme à Hô Chi Minh-Ville d'ailleurs, il n'y a pas un coin où l'on ne voit les grues géantes ou les tentes de fortune au pied des maisons qu'on s'apprête à ériger et d'autres à démolir aussi, faut-il ajouter …

Un pays partagé, partagé entre ses traditions, ses modes de vie anciens et sa fascination de la modernité, entré de plein pied en profonde mutation sans qu'il n'en mesure vraiment encore tous les effets, je crois bien, à ce point qu'il voudrait échanger toutes ses marchandes à palanche pour tous les Big C de la terre qu'il ne s'y prendrait pas autrement.

Moi qui ne suis pas un fanatique des grandes surfaces, qui était au contraire plutôt enthousiaste des petits marchés de proximité et de cet impressionnant réseau de distribution que forment les innombrables vendeurs ambulants, qui sillonnent encore les rues sans discontinuer que vous pourriez en une petite demi-heure faire votre marché sur le pas de votre porte, je dois avouer que récemment à mon tour je me suis laissé entraîner par ma chère little woman et qu'à ma grande honte, j'y ai trouvé tant de curiosité, tant d'intérêt, et tant de soulagement à voir enfin les prix bien affichés entre autres, que peu après j'y suis retourné seul, de moi-même et presque sans gêne. Pauvre Nathalie ! Si elle voyait dans quel déshonneur son ancien complice est tombé, heureusement qu'elle a quitté le Vietnam … ouf !!

À mon premier séjour au Vietnam quand j'osai aborder une de ces marchandes et lui demander "bao nhiêu?" pour des fruits que je dévorais déjà des yeux, j'ai été royalement abusé je le sais bien. Il devait m'arriver de payer 2 ou même 3 fois le prix. Avec le temps bien sûr j'ai appris quelques trucs, comme attendre qu'un client vietnamien passe juste avant moi pour tâcher de déchiffrer ce que lui avait dû payer, plus tard j'ai commencé à négocier avec plus d'assurance et toujours plus de vocabulaire comme ce "dat quá, không mua duoc !" (tellement cher que je ne peux pas me le payer), j'y arrivais toujours assez mal. Et toujours pas moyen d'acheter 6 bananes, c'était toujours le régime ou rien, et j'avais beau expliquer que je vivais seul, répétant en vain "tôi môt mình, môt mình …", je rebutais à coup sûr les marchandes qui s'obstinaient toujours à me vendre leur gros paquet de lychees bien ficelé qui faisait toujours plus de 2 kilos. Enfin il n'y avait jamais rien en bas d'un kilo, va pour les pommes de terre, mais jamais moyen d'acheter 2 mangues ou 6 limettes. Ce que j'ai pu gaspiller de fruits ou de légumes les premières semaines.

Heureusement qu'avec le temps, je me suis trouvé des fournisseurs attitrés qui me connaissent bien désormais, à qui je paye toujours la surprime de l'étranger (désormais acceptable, de l'ordre de 10-15% ou à peu près), mais dès que je m'aventure en dehors de ce cercle, c'est à recommencer. Assez éreintant tout ça finalement.

Le Big C est venu régler tout ça, enfin presque, car question variété ou primeur comme on dit, rien ne vaut encore mes petites marchandes, qui continuent de porter sur leurs épaules et de distribuer aux 4 coins de la ville tout ce qui se fabrique et se cultive aux alentours de la ville. C'est vrai, je le reconnais, qu'elles ont la mauvaise habitude de traverser les rues dans tous les sens et n'importe quand sans crier gare non plus, qu'elles font ainsi souvent l'embarras des automobilistes impérieux, mais est-ce bien une raison suffisante pour les chasser, à moins qu'elles ne soient devenues en fin de compte que des concurrentes à éliminer. Leurs jours sont comptés et d'ici quelques années, les voitures et autres grandes surfaces les auront complètement supplantées, je le crains.

C'est dire surtout que la rue qui était, jusqu'à ce jour, le lieu d'échanges par excellence des villes du Vietnam, ne sera plus bientôt, hélas, qu'un lieu de transit pour gens pressés. Et quand j'écris lieu d'échanges, je ne pense pas qu'aux carottes qu'on va y acheter, mais à la façon même qu'on vient s'approprier cet espace commun, se rencontrer, faire connaissance, communiquer, créer ces milliers de petits liens qui font la qualité et la richesse d'une vie en société et que plus tard, dans les livres savants, on finit par appeler l'âme d'un peuple, sa manière d'être et de vivre …, sa culture en quelque sorte.

Par Normand Rodrigue - Le Courrier du Vietnam - 18 mars 2007