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Rithy Panh - Duong Thu Huong

Le cinéaste cambodgien poursuit son travail demémoire sur son pays d'origine. La romancière vietnamienne est enfin reconnue en France, où elle s'est exilée. Rencontre entre deux artistes qui croient au pouvoir des mots.

Ce jour-là, Duong Thu Huong vient de recevoir le prix des lectrices de Elle 2007 pour son merveilleux roman Terre des oublis, paru l'année dernière. C'est son sixième livre publié en français, mais le premier à connaître un tel succès: 40 000 exemplaires vendus, avant même que l'ouvrage ait été primé. Thu Huong, de son prénom (en vietnamien, on place le patronyme devant), n'a pas l'air de réaliser. «Ecrivain, c'est un métier minable! Il faut au moins être un auteur de best-sellers pour s'en sortir», s'esclaffe ce petit bout de femme au caractère bien trempé, qui paraît tellement moins que ses 60 ans. «Justement, renchérit Rithy Panh, amusé, ce prix va relancer les ventes de votre roman, mais aussi de vos livres plus anciens.» Sans oublier cet Itinéraire d'enfance, beau récit d'initiation, en librairie depuis peu, plus de vingt ans après sa parution au Vietnam. Rithy Panh, lui, vient de sortir son nouveau documentaire sur les prostituées de Phnom Penh, Le papier ne peut pas envelopper la braise, qu'il a également décliné en livre, un témoignage extrêmement poignant.

Le courant passe tout de suite entre la romancière vietnamienne et le cinéaste cambodgien de 43 ans. Notre proposition de rencontre, dans un bistrot parisien de la place de la République, non loin des bureaux de Rithy Panh, ne les a pas surpris. Outre la proximité géographique de leurs pays d'origine et leur actualité éditoriale respective, Duong Thu Huong et Rithy Panh ont en commun des parents instituteurs, sa mère à elle et son père à lui - autrement dit des intellectuels. Ils ont surtout en commun l'expérience de la guerre: contre les Américains puis le Parti communiste vietnamien pour Duong Thu Huong; contre les Khmers rouges pour Rithy Panh. Son célèbre documentaire sorti en 2004, S-21, la machine de mort khmère rouge, rappelait l'ampleur de cette folie meurtrière qui, de 1975 à 1979, a provoqué l'extermination du quart de la population cambodgienne, environ 1,8 million de personnes.

«Notre génération a été victime d'une immense tromperie» «La guerre laisse des traces sur des générations entières», souligne le cinéaste, qui a franchi la frontière thaïlandaise à l'âge de 14 ans avant de se réfugier en France et de s'installer à Paris. Il y a déjà rencontré Duong Thu Huong en 1994. Cette année-là, elle avait pu se rendre dans la capitale après l'intervention de Danielle Mitterrand, pour recevoir la médaille des Arts et des Lettres. C'est que l'enfant chérie du Parti communiste vietnamien était devenue la bête noire du régime depuis qu'elle avait osé réclamer publiquement la démocratie et la liberté pour son pays, en 1985. «Notre génération a été victime d'une immense tromperie. Toute une jeunesse a été inutilement brisée», regrette-t-elle.

Licenciée de son poste de scénariste au Studio Films Fiction, une entreprise d'Etat, elle fut mise d'office à la retraite en 1990 et, l'année suivante, passa onze mois en prison, avec pour seule compagnie le vieux dictionnaire français-vietnamien de son père. «Mes livres sont toujours interdits au Vietnam», raconte Thu Huong, que sa nouvelle éditrice, Sabine Wespieser, a fini par faire venir définitivement à Paris en 2005, avec le concours des ambassades de France et d'Italie à Hanoi. «Mais beaucoup de gens peuvent lire vos livres sous le manteau, lance Rithy Panh, c'est une forme de résistance.» Ses films à lui sont diffusés au Cambodge. «Non pas dans des salles commerciales, mais auprès d'associations, avec toujours une démarche d'accompagnement, d'explication. Pour faire un travail de mémoire, il faut y aller étape par étape. Le Cambodge est en train de reconstruire son histoire. Le procès des Khmers rouges va avoir lieu, il n'est même pas question de les mettre en prison, mais il faut qu'ils reconnaissent leurs fautes et que la justice puisse fonctionner. C'est important pour bâtir l'avenir.» Duong Thu Huong enchaîne: «De même que le Vietnam doit cesser d'emprisonner tous ceux qui s'expriment à contre-courant, comme ce fut le cas récemment pour deux avocats et un prêtre.»

En quoi un écrivain et un cinéaste peuvent-ils participer de cette ouverture nécessaire? «Les artistes n'ont pas vocation à faire la guerre, mais à améliorer notre vision des choses, comme un éclairage, répond Rithy Panh. L'artiste n'est pas un magicien qui transforme le monde, ce n'est qu'un regard. Si je donne la parole à quelqu'un, j'assume cette parole, ce regard. En cela, il est plus facile d'être écrivain, car le cinéaste, lui, risque davantage de verser dans le voyeurisme.» Duong Thu Huong ne veut plus entendre parler du 7e art depuis que les autorités ont versé de l'acide sulfurique sur les pellicules du film qu'elle a fini par réaliser, Le Temple des espoirs, pour lequel elle avait investi toute sa fortune. «C'était mon rêve, maintenant je hais le cinéma.» Rithy la coupe: «Mais non! Vous êtes trop têtue pour renoncer. Et puis vous pouvez écrire votre film et le faire réaliser par quelqu'un d'autre.» Il reconnaît toutefois: «Faire un film prend beaucoup de temps. Si on a envie de se rebeller, avec un crayon et une feuille de papier c'est plus facile!» Mais, pour lui, l'exercice reste ardu. Et, s'il s'est décidé à publier Le papier ne peut pas envelopper la braise, «c'est parce que ces prostituées s'exprimaient avec beaucoup d'éloquence. C'est d'ailleurs l'une d'elles qui a trouvé le titre du livre». Finalement, qu'importent les moyens, pourvu que la culture ait le dernier mot, résume le cinéaste: «La culture est là pour empêcher le mal de gagner du terrain. On devient un assassin quand la barbarie prend la place de la culture. C'est un véritable enjeu.»

Par Delphine Peras - L'Express (.fr) - 14 juin 2007


Duong Thu Huong, la battante

Emprisonnée puis forcée à l’exil, la romancière vietnamienne publie « Itinéraire d’enfance »,un conte autobiographique. Rencontre.

C’est un miracle matinal, une rencontre à l’orbe du printemps. Quand les frondaisons s’affirment lentement, capturent un moment les premiers rayons du soleil. Il y a cette teinte de vert, très tendre, très pure, sur les boulevards. Ce tremblement doré aux façades, ces bruits comme amortis. Et la voix de Duong Thu Huong, pareille à une invitation au voyage. Une initiation plutôt. Car il n’est pas question ici de tourisme ou de villégiature apaisée. Itinéraire d’enfance * sort ces jours-ci en France, et nous ramène dans son pays, le Vietnam. Ni la douceur du ton ni le grand calme qui émane de Duong ne peuvent faire oublier que sa route évoque le parcours d’un combattant.

Ainsi nous suivons les premiers pas de Bé, le double de Duong, jeune fille de 13 ans, partie retrouver son père en garnison sur la frontière nord. Mieux qu’un roman éblouissant, il s’agit d’un conte. Ecriture limpide, descriptions qui oscillent entre aquarelle et fusain, empathie dénuée d’affectation, il y a dans ces pages une innocence qui n’est pas de la naïveté, une candeur naturelle qui est la marque des âmes fortes, des esprits curieux du monde et d’eux-mêmes. Une propension naturelle à effacer les frontières, le goût inné de la liberté. « J’écris comme on joue, parce qu’il ne faut pas penser... », dit-elle. Itinéraire d’enfance est un livre au présent, où chaque instant apporte sa part de lumière ou de ténèbre.

Tout premier roman de l’auteur, Itinéraire d’enfance a été conçu pour une raison très particulière : « Je devais venir en aide à une amie qui était rédactrice dans une maison d’édition pour enfants. Elle était en difficulté et m’a demandé d’écrire un roman. Je l’ai fait en deux mois, le livre a obtenu un très grand succès... » Elle ajoute en souriant : « Je le trouve pourtant très peu considérable. »

Elle a tort : « Quand le train passe derrière un versant de la montagne, je finis par voir une lueur. C’est une lumière rouge qui vacille au milieu de la vallée. Ce pourrait être la torche d’un paysan qui avance, muni de sa pioche. Cet homme ne sait pas que sa torche vient d’allumer en moi, une petite fille inconnue, l’espoir d’une vie heureuse. » De fugue en rencontre, de bonheur furtif en chasse au tigre, d’épreuve en renaissance, Itinéraire d’enfance montre avec subtilité la métamorphose d’une enfant en femme, éclaire les ombres d’une culture et d’un peuple, les ténèbres d’un régime terrible qui se met en place, donne sa dignité à un peuple sous le joug. « Je rentrerai ! Je rentrerai victorieuse ! J’ai envie de crier. J’ai envie de hurler pour ébranler la vieille forêt, pour que mon cri de joie se répercute jusqu’aux rochers de la lointaine vallée. » Mais le chemin sera long, et plus que difficile.

Car Duong Thu Huong connaît le prix à payer avant de trouver enfin la paix. Le poids de l’exil aussi. Et c’est peut-être ce qui donne à son sourire une telle lumière, une telle chaleur. La certitude que rien n’est jamais sûr, l’expérience de la fragilité du bonheur, moments volés à l’oubli, à l’histoire – de la précarité terrible de toute vie, sentier jonché de cadavres, rivière couleur de sang. La raison ? Evidente et cruelle : Duong Thu Huong est de ces femmes dont la vie se confond avec les événements, les bouleversements du monde. Chassée de son village pour avoir aimé un garçon plus jeune qu’elle, sauvée par un moine bouddhiste, elle vit en solitaire, écrit des textes qui analysent la situation du peuple vietnamien, connaît l’enfermement, puis la résidence surveillée. Une ennemie du peuple. Tout journaliste qui cite son nom est arrêté.

Avant d’être une héroïne possible, un étendard, un symbole crédible, elle s’essaya au plus difficile : être soi-même. Ne pas se renier. Et, malgré tout, garder le goût du partage. Savoir s’effacer, se mettre en danger pour une idée, pour un ami, pour les autres. « J’aimerais pouvoir faire des choses utiles (...), j’aimerais pouvoir apporter le bonheur à mes proches, devenir le vrai soutien de ma famille. » Voilà ce à quoi songe Bé, qui ajoute : « Je n’ai pas l’habitude de dormir loin de chez moi, et ma nuit est peuplée de rêves bizarres où se mélangent mythes et réalité. Pourtant, je dors très bien, d’un sommeil qui m’apporte la sérénité et le courage nécessaires pour affronter les jours à venir. » Dans ces quelques lignes, Duong Thu Huong apparaît dans toute sa force, dans toute sa complexité. Mélange d’intrépide et de sage, alliance de bravoure et de renoncement. Ce n’est pas seulement l’existence qui a légué à Duong cette présence, cette façon d’occuper l’espace, ramassée et détendue à la fois. Une affaire de conscience et de densité.

« Comme femme et comme personne, je suis liée au bouddhisme. Cette religion m’apporte le calme, la confiance en moi. Je peux avoir une attitude raisonnable envers la réalité. Le bouddhisme vous aide à accepter tout ce qui passe, la trahison, les bonnes personnes, les méchantes. Il faut accepter... »

Ainsi, il arrive que le destin s’en mêle, qu’un livre vous sauve. En 1991, Duong Thu Huong est en prison, rongée par la gale, le sang coule, les vers se glissent sous la peau, l’eau est souillée, elle va mourir. Un gardien lui jette une boîte de médicaments cachée dans un mouchoir. Il risque sa vie, elle est sauvée. Il lui dira plus tard qu’Itinéraire d’enfance est le seul roman qu’il ait jamais aimé. Elle observe simplement : « Chaque livre a sa vie, totalement indépendante de l’auteur... »

Elle vient d’avoir 60 ans. Vit en France depuis la sortie du magnifique Terre des oublis (Sabine Wespieser Editeur), en janvier 2006. « La nostalgie de mon pays me ronge, mais j’ai la liberté... » Elle vient de terminer un long roman. Elle dit que la littérature est son plaisir. « Aujourd’hui, j’ai le droit de goûter quelque chose pour moi-même. » Lent sourire. « Je suis à la fois heureuse et triste quand je songe à mon existence. J’ai beaucoup vécu pour les autres. Maintenant je pense à moi. Je sais que je suis juste en prenant cette décision. Cependant, je ne sais pas encore exactement ce que je veux. Je suis un animal douloureux, condamné à souffrir. C’est la destinée. Je suis une âme qui tire toujours le chariot des missions. » Silence, cette flamme dans les yeux noirs. « Alors, on verra. »

* Sabine Wespieser Editeur, 378 p., 24 €. Traduit du vietnamien par Phuong Dang Tran.

PAR Stéphane Guibourgé - Le Figaro - 21 mai 2007