Thi Cam Nhung Lê, fleur d'orient
QUEBEC - Le juge lui a demandé : pourquoi, mademoiselle, devrais-je vous permettre de prendre un appartement à 16 ans seulement? Parce que j’ai toujours été bonne à l’école. Parce que je travaille tous les soirs jusqu’à trois heures du matin. Et parce que j’ai 10 000 $ cash pour le payer.
Et vous, la famille d’accueil, qu’en pensez-vous? Ça nous fera de la peine qu’elle parte. Mais si quelqu’un peut vivre seule en appartement, c’est bien Nhung. Et le juge d’ordonner à son mauvais père de signer l’autorisation exigée par la loi. Une mesure exceptionnelle en la matière.
Thi Cam Nhung Lê est allée frapper à la porte de la DPJ (Direction de la protection de la jeunesse) de Québec à 14 ans, après s’être enfuie de la maison paternelle en pleine nuit. Son père la faisait trimer comme une bête de somme dans ses restaurants, en plus de la malmener à la maison.
«Je suis une enfant normale, a-t-elle dit à des travailleurs sociaux complètement médusés. Je voudrais avoir une famille normale et pouvoir aller à l’école en paix, svp» Vœu qu’ils exauceront tout de suite après enquête. Elle vivra quelque temps dans une famille de Beauport, puis ensuite dans une autre de Limoilou.
Au début des années 80, un soldat vietnamien s’en va au Cambodge combattre les Khmers rouges. Il s’amourache d’une Cambodgienne et lui fait un enfant. Deux mois seulement après la naissance de Nhung Lê, le papa retourne au Viêtnam du Sud avec le bébé, mais sans cette mère qu’elle ne connaîtra jamais.
Le duo vit cinq ans entre Hanoï et Ho Chi Minh Ville, où la guerre fait rage. Le père décide un jour d’amener sa fille avec lui dans un camp de réfugiés vietnamiens de la Thaïlande.
Choc sur choc
«Pour un enfant québécois, ce serait insupportable, raconte tranquillement Thi Cam Nhung Lê, autour de la table de son duplex du Mesnil. Mais pour moi comme pour les autres enfants du camp, c’était la normalité. Nous ne connaissions absolument rien d’autre que la guerre, dormir sur le plancher, manger du riz et quelques rares morceaux de poulet.»
Quand son père part au Canada en 1990, pour y obtenir le statut de réfugié de guerre, c’est encore la normalité. «C’était plein de pères qui partaient sans leurs enfants, dit Nhung Lê. C’est un oncle thaïlandais du camp qui s’est occupé de moi.»
Elle est deux ans sans nouvelles, lorsqu’en février 1992, elle reçoit de son père des papiers d’immigration et un billet d’avion pour Mirabel. Le mouvement l’AMIE (Aide internationale à l’enfance) d’Andrée Juneau a tout organisé. La petite fille de sept ans n’est jamais montée dans une automobile de sa vie, encore bien moins dans un avion. «J’ai tout de suite été malade dans la voiture, imaginez dans l’avion!»
Mais ce n’est pas le seul choc de ce mois de mars 1992. Durant le vol, elle découvre des humains blonds dont elle ne soupçonnait même pas l’existence. Elle promet d’en marier un tellement elle les trouve exotiques. Et que dire maintenant de Montréal et de ses gratte-ciel enneigés pour une enfant qui n’avait jamais vu une seule image de l’Occident!
Nhung Lê s’installe à Sainte-Foy avec son père et sa nouvelle épouse guatémaltèque, à laquelle il fera quatre autres enfants. Deux mois plus tard, elle parle le français. Nhung Lê est une écolière modèle et une enfant chérie de tous. Ce qui n’empêche pas son père de la faire travailler dur au restaurant, même sur l’heure du midi, en plus de la brutaliser et de l’humilier à la maison. C’est là qu’elle se signale elle-même à la DPJ.
À l’école Vanier, elle réussit ses premier, deuxième, troisième et quatrième secondaires en une seule année. À 15 ans, elle complète son cinquième secondaire tout en bossant dans un autre restaurant. Et à 16 ans, elle accepte de retourner à l’emploi de son père, cette fois-ci comme adulte autonome, ce qui change tout.
Aux É.-U. sans papiers
Mais elle travaille dans deux autres restaurants en même temps, dont le Portofino du Vieux-Québec.
C’est là qu’elle rencontre Steve, un blond platine naturel qu’elle trouve de son goût, mais qui veut plutôt lui présenter un ami de son âge. «J’ai un enfant et j’ai 14 ans de plus que toi, lui dit l’homme. Tu es trop jeune pour moi, tu n’as pas assez
vécu.»
Pardon? s’étouffe la jeune femme de 18 ans. Elle vend tous ses meubles le lendemain et file en Californie, respirer un autre air chez l’oncle thaïlandais réfugié là-bas entre-temps. Elle a seulement 400 $US en poche, mais n’aura pas besoin de lui très longtemps.
Sans permis de travail, elle réussit à se faire embaucher «sous la table» par une Vietnamienne qui sert de la cuisine chinoise dans un quartier mexicain où les clients ne parlent qu’espagnol et que la patronne ne comprend pas. Mais Nhung Lê parle cette langue, en plus du vietnamien, du français et de l’anglais. La dame est tellement contente qu’elle l’héberge chez elle.
Steve ne change pas d’idée lorsqu’elle revient sept mois plus tard. Retour donc à Los Angeles, où elle reçoit un interurbain de son père, désormais rongé par l’alcool et le jeu. «J’ai tout perdu, y compris ma femme. J’ai besoin de toi», supplie-t-il.
Elle revient par pitié, mais à chaque chose malheur est bon. C’est cette fois que Steve lui ouvre les bras. Ils habitent ensemble depuis cinq ans. Et avec l’appui de son amoureux, Thi Cam Nhung Lê ouvre en 2007 un mignon resto tout à son image, La Petite boîte vietnamienne, rue de la Couronne.
À 23 ans, la resplendissante Asiatique Thi Cam Nhung Lê devient la plus jeune Vietnamienne de la ville, et probablement de tout le Québec, à ouvrir un restaurant… dans le local du premier qu’avait possédé son père.
Par Alain Bouchard - Le Soleil (.ca) - 15 Décembre 2007
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