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Linda Lê : écrire comme on habite la nuit

Dans un récent recueil d'essais (1), Linda Lê citait l'un de ses auteurs de prédilection, Emily Dickinson : "Seule je ne puis être/car des multitudes me visitent." Et dans un livre précédent (2), cette phrase que Marina Tsvétaïeva écrivait à Rilke : "Je suis nombreuse comprends-tu, innombrable peut-être. (...) Même en moi je ne veux pas de confident." Pas de fixité possible dans l'univers romanesque de Linda Lê, pas de retour sur soi, d'unité rassurante ou idéale de la personne, mais des êtres en crise et un perpétuel croisement de voix.

Dans In memoriam, ces voix semblent pourtant bien distinctes, chacune appartenant à un être de chair, homme ou femme, pourvu d'une histoire, d'une enfance, traversé de désirs, allant vers un destin. Et l'image de l'écrivain, incarné par une femme, Sola, centre de gravité du livre, paraît même dotée de traits presque réguliers, de contours bien définis. Mais cela n'est qu'illusion, arrangement provisoire, tribut payé à la bonne marche apparente du monde.

En fait, le roman de Linda Lê raconte l'histoire d'une fêlure. Telle une maladie, elle se transmet, se propage, se partage - ou non. Fêlure à travers laquelle les mots de la littérature passent, s'engouffrent, en apparence pour la combler ou pour en montrer la figure la plus avantageuse, la plus artiste, en réalité pour l'élargir, jusqu'à la béance, jusqu'au silence.

Sola vient de se suicider. Après "quatre contes grinçants", elle a écrit un livre ultime, qu'elle a sans doute détruit, le transformant en "roman fantôme", propre à exciter l'imagination. "Ses papiers, je m'en fous", répond Thomas à son frère cadet, le narrateur, qui s'inquiète du manuscrit perdu. Les deux hommes ont aimé Sola, chacun à sa manière. Le narrateur d'abord, homme inquiet, pusillanime, enfermé en lui-même, ruminant ses ressentiments et, en parallèle, ses propres rêves de gloire littéraire. Un peu critique, un peu éditeur, "orpailleur" sans pépites, évidemment auteur, il fait "de la contrebande de mots", évoluant dans ce milieu où le rêve se fait vite prosaïque et l'ambition médiocre.

Pas de paix

Thomas ensuite, l'avocat, est l'homme fort qui a toujours méprisé et gourmandé son jeune frère. Lui, justement, ne se paie jamais de mots. Il aime Sola comme, dit-on, un homme doit aimer une femme, jusqu'à vouloir d'elle un enfant. "Mon frère savait mener la barque de l'amour de telle sorte qu'elle ne se brisât pas contre le quotidien." C'est lui, et non le narrateur, qu'elle a appelé avant son suicide. Les rôles sont ainsi distribués : "Thomas avait été la dernière personne à lui avoir parlé. J'allais être la première personne à parler d'elle. Thomas était le veuf, je serais l'éternel amant, l'homme qui la ressusciterait dans des pages exaltées."

Linda Lê a dessiné le visage de Sola en creux. Dans sa "solitude souveraine", toujours déjà éloignée de ses amoureux, elle est l'axe absent, ou qui est en train de s'absenter, du roman. Au-delà de toute psychologie, elle n'est, sous le signe de Saturne, que fragilité, vibration, modulation d'intensité, inadaptation au monde. "Tout chez Sola aboutissait à un livre." "Habitante de la nuit", elle ne "tolèr(e) aucun subterfuge" et cultive, jusqu'à se brûler elle-même, l'"art d'éradiquer le mensonge". Sola, c'est à la fois un "vieil ascète doué de sagesse" et "un enfant qui s'adonn(e) à son jeu avec sérieux".

Linda Lê met ici la littérature en abyme, elle qui n'est apte à approcher de la vérité qu'au prix de l'effacement de l'auteur. Maurice Blanchot ne parlait-il d'ailleurs pas de la littérature comme ouvrant "le droit à la mort" ? Cette mort singulière, symbolique, que le suicide tente désespérément de traduire en acte. "La littérature de Sola, écrit Linda Lê comme si elle se donnait à elle-même une injonction sans retour, dénonçait la trêve que nous concluons benoîtement avec nous-mêmes pour nous en tenir au pis-aller." Pas de paix donc, pas de réussite sensible. "Mon erreur, pense le narrateur soudain lucide avec lui-même, était de prédire que la littérature serait toujours son alliée, que tant qu'elle écrirait, elle aurait assez d'allant pour triompher de ce qui la dévastait."

En une page de son livre, faisant halte, réclamant de son lecteur une sorte d'engagement tacite, Linda Lê parle de la "découverte d'un auteur qui nous est proche" comme de quelqu'un qui "a trouvé une faille en nous par laquelle il s'est faufilé et que sa littérature élargira, jusqu'à ce que nous comprenions combien nous sommes à vif..." C'est la vertu même qu'elle manifeste avec cet In memoriam.

IN MEMORIAM de Linda Lê. Ed. Christian Bourgois, 192 p., 17 €.
(1) Le Complexe de Caliban (éd. Christian Bourgois, 2005).
(2) Marina Tsvétaïeva, Comment ça va la vie ? (éd. Jean-Michel Place, 2002).
Signalons aussi la réédition en poche d'un roman publié chez Julliard en 1992, Les Evangiles du crime (éd. Christian Bourgois, "Titre", n°57, 260 p., 7 €).


Par Patrick Kéchichian - Le Monde - 7 septembre 2007