Vietnam : le mur des illusions
L'écrivain vietnamien, militante des droits de l'homme, aujourd'hui en exil à Paris, dénonce le régime communiste et l'aveuglement de l'Occident par Duong Thu Huong
En mars 2007, deux opposants vietnamiens au régime communiste en place, les avocats démocrates Nguyen Van Dai et LeThi Cong Nhan ont été arrêtés à leur domicile respectif, sous l'accusation de «lutte pour la démocratie». Depuis lors, ils croupissent en prison. Duong Thu Huong, à 20 ans, dirigeait une brigade de la jeunesse communiste envoyée au front pendant la guerre. Avocate des droits de l'homme et des réformes démocratiques, elle n'a cessé de défendre ses engagements pour finir par être exclue du Parti communiste en 1990, avant d'être arrêtée et emprisonnée sans procès. Après des années en résidence surveillée à Hanoi, elle a pu se rendre à Paris en 2006 pour la sortie de son roman «Terre des oublis». Elle réagit, depuis son exil parisien, à ces arrestations arbitraires.
La formule asiatique
Il y a un mur entre les hommes. Celui des illusions. L'illusion naît de la différence entre les cultures, des manières que chacun a d'appréhender la vie, de vivre ses aspirations et ses fantasmes. Quand ce mur est assez bas, les gens arrivent à se comprendre. Quand il monte et masque l'horizon, l'illusion est totale. Avec toute sa bonne volonté, l'Occident reste impuissant à discerner la vérité, celle de la réalité. Il est empêtré dans une sorte de filet que j'appellerai la «formule asiatique». Qu'est donc cette formule asiatique ? C'est une façon de gouverner, bien particulière aux communistes d'Asie, qui se marie harmonieusement avec un intime mélange de féodalité, de dictature et de caractère mafieux.
Il y a une dizaine d'années, les paysans de la province de Thai Binh - beaucoup d'entre eux étaient des vétérans de guerre - s'étaient révoltés. Ruinés, affamés, ils avaient manifesté pour réclamer aux fonctionnaires locaux le remboursement des impôts exorbitants injustement recouvrés. La révolte avait débuté d'abord à Quynh Phu, puis dans sept autres districts de la province. Ensuite elle s'était étendue aux provinces voisines. Les journalistes étrangers avaient débarqué en masse à Hanoi. Evidemment, c'était une situation critique pour le gouvernement vietnamien car il n'y avait pas de presse, à proprement parler, dans le pays. Pour le Parti communiste, les journalistes étaient des «enfants de la famille», ils devaient obéissance au pouvoir central. En cas de rébellion, ils étaient irrémédiablement exclus ou privés de moyen de subsistance. Malgré l'orgueil de l'indépendance conquise, la nomenklatura vietnamienne craignait par-dessus tout les Occidentaux, susceptibles d'augmenter ou de diminuer la bourse des dirigeants. Comment avait-elle réagi lors de l'arrivée de la presse étrangère ? Elle avait déroulé le tapis rouge, sourire aux lèvres : banquets, cadeaux... accompagnés de la promesse «Nous vous conduirons à Thai Binh le plus tôt possible, dès que les conditions de votre sécurité seront établies». Ce délai allait parfaitement jouer son rôle. Une semaine, deux, puis trois. Les Occidentaux n'en pouvaient plus d'attendre, leur temps était compté... Enfin, ils partirent.
Quand le dernier reporter fut monté dans l'avion, la répression avait débuté. En une seule nuit, des milliers de vétérans qui s'étaient révoltés furent arrêtés sans un seul mandat officiel. Au Vietnam, l'ordre oral est très efficace. De plus, les forces de répression étaient composées d'agents généreusement rémunérés. Plus de 40% des dépenses de l'Etat étaient réservées à leur entretien. Ce fut ainsi que les arrestations se déroulèrent sans difficultés, dans l'ombre de la nuit.
Comment le pouvoir communiste avait-il procédé envers les vétérans de la province de Thai Binh, ceux-là mêmes qui avaient sacrifié leur jeunesse à la cause de la guerre antiaméricaine, devenus invalides, victimes de l'agent orange, ceux que nous appelons nos héros patriotes ? Ils furent séparés, répartis dans toutes les prisons du pays, mélangés aux prisonniers de droit commun. Là où ils furent enfermés, ils allaient bientôt être massacrés par leurs propres voisins de cellule qui avaient reçu, bien sûr, des ordres par voie orale... Voilà la «formule asiatique». Les prisonniers de droit commun avaient conclu un marché : un homme tué vaut deux ans de réduction de peine. Les assassinats se passaient la plupart du temps selon la méthode de la baguette. L'instrument servant à se nourrir s'était transformé, pour l'occasion, en instrument à tuer. Les baguettes, fabriquées à partir d'un bambou particulièrement dur, furent taillées en pointe. On les plantait sauvagement dans l'oreille des vétérans rebelles en plein milieu de leur sommeil. D'une longueur de 25 centimètres, elles traversent le crâne. La victime meurt instantanément. Sans un cri.
Ainsi, ceux qui avaient été à la tête de la révolte de Thai Binh avaient été exterminés dans la nuit, en un silence total. Le pouvoir vietnamien s'était ainsi révélé être un despote génial. Une efficacité maximale pour une sécurité optimale. Il avait réalisé un Tiananmen de velours, avec des résultats exceptionnels : un nombre de tués de loin supérieur au nombre de victimes des chars et des mitrailleuses de la place Tiananmen. Aucun reporter n'avait pu témoigner de ce qui s'était passé dans les prisons vietnamiennes, aucun objectif n'avait pu enregistrer, ne fût-ce qu'une image même floue de ces crimes horribles. C'est cela, la «formule asiatique», ou, pour parler de manière plus imagée, la façon d'agir des serpents et des prédateurs de la jungle.
Deux décisions
Quand je me suis engagée dans la lutte pour la démocratie, comme beaucoup d'autres, je me suis fixé comme devoir de dire la vérité. J'essaie de nommer clairement la réalité que mes compatriotes osent à peine chuchoter dans une cuisine ou au coin d'un mur. Mais avant, j'ai dû prendre deux décisions. Premièrement, j'ai dû me stériliser sexuellement en consommant un produit qui vise à détruire l'oestrogène, cette hormone qui, depuis la nuit des temps, fait que les femmes cèdent à leurs pulsions. Le produit est inconnu de la pharmacopée occidentale car il avait été élaboré secrètement dans les alcôves de la cour impériale de Chine.
L'empereur possédait un harem composé d'une multitude de femmes classées par privilèges : épouse, concubine, courtisane, danseuse... Pendant les règnes fastes, le nombre pouvait atteindre quelques centaines. Parmi ces femmes, certaines restaient vierges jusqu'à la fin de leur vie, oubliées dans un coin du palais. D'autres connaissaient des périodes de grâce suivies de disgrâce. L'alternance de ces périodes générait souvent des assassinats cruels. Celles tombées en disgrâce pouvaient même se lancer dans des tentatives de renversement de la cour impériale, complotant avec des eunuques ou des gardes de la Cité interdite. Pour cela, les médecins de la cour, sachant que la cause principale de ces troubles est le désir sexuel, avaient élaboré un produit stérilisant. C'était le remède aux troubles causés par les femmes du palais, un poison à long terme détruisant inexorablement celle qui l'absorbait : ses cheveux blanchissaient, tombaient, ses os se fragilisaient, ses dents se gâtaient, ses douleurs articulaires augmentaient et la libido s'anéantissait. Etant arrivée à la conclusion que la libido faisait de moi une proie facile pour le Parti communiste vietnamien, je me suis stérilisée afin de garantir ma liberté d'agir.
Ma deuxième décision fut tout aussi importante : quitter mes proches. Bouddha nous enseigne que les enfants sont des chaînes en or. Non seulement les enfants, mais les parents, les frères, les soeurs peuvent devenir des armes redoutables tournées vers celui qui lutte. Si l'on a décidé de se battre, il faut accepter la solitude pour éviter que ses proches ne subissent des dommages collatéraux et pour garder la maîtrise de son destin.
Leurre
Depuis lors, deux décennies sont passées. Mais la politique vietnamienne est quasiment restée la même. Le régime perdure à cause de la censure et de la peur. Nous, les combattants pour la démocratie, ne sommes qu'une petite poignée. Et le pays est toujours, vu d'Europe comme des Etats-Unis, malgré les changements économiques, une île étrange. Le mur des illusions se construit un solide rempart qui protège ce régime postcommuniste. Dans son ombre, mes camarades subissent encore les brimades du pouvoir. Ils sont torturés et subissent des chantages sans fin à travers leurs familles. Les relations sentimentales deviennent alors des liens qui les enchaînent.
Les changements de façade au Vietnam ont leurré l'Occident. Sous le couvert de l'activité débordante, dynamique de Saigon et d'Hanoi, une réalité terrible persiste. Ténèbres, serpents et larmes.
Duong Thu Huong est née en 1947 au Vietnam. Ancienne combattante pour la libération du Vietnam, elle a été persécutée par le régime pour ses activités en faveur de la démocratie et des droits de l'homme. Elle vit en exil à Paris depuis 2006. Son roman «Terre des oublis» (Sabine Wespieser Editeur) a reçu le grand prix des lectrices de «Elle» 2007. Vient de paraître chez le même éditeur : «Itinéraire d'enfance», un roman de jeunesse écrit en 1985.
Traduit du vietnamien par Phuong Dang Tran - Le Nouvel Observateur - 23 Aout 2007
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