L’embrasement avant l’extinction
Tous les samedis, l’actualité vue par un intellectuel, un écrivain, un artiste. Cette semaine : Duong Thu Huong
SAMEDI Capacité d’adaptation
L’été est arrivé à Paris mais la chaleur n’est pas au rendez-vous. Ou bien me suis-je trompée et en Europe, nous ne sommes qu’à la fin du printemps ? La soixantaine est un âge où on est encore capable de beaucoup mais la capacité d’adaptation est quelque peu affaiblie. Je me prends à rire de mon insistance à ne pas partir à la retraite. « Ne faudrait-il pas, à mon âge, me retirer dans ma grotte ?», me dis-je, mais je me méfie de ce conditionnel : il faudrait.
DIMANCHE Fils d’araignée
Il fait beau, le ciel est d’un magnifique bleu pâle. Il me rappelle La tombée de l’été de la poétesse russe Olga Bergholtz, que j’ai adoré lorsque j’étais jeune fille :
«Il vient le temps où, dans la lumière magique,
les douces couleurs du ciel bercent un soleil délicat. À celles dont les sens s’étiolent, la tombée de l’été donne
l’illusion que le printemps recommence.
Et les fils d’araignée accrochés à leurs joues,
volent librement dans la brise légère. »
Par son romantisme et sa douceur, le poème nous avait fait tourner la tête. Cinquante ans ont passé depuis. Je comprends aujourd’hui que ce poème n’était pas destiné aux jeunes filles, mais aux femmes mûres, qui savent que leur jeunesse est derrière elles mais n’ont pas le courage de se retourner. Elles confondent le rayon de soleil de fin d’été à celui du début du printemps. Confusion volontaire. Tout le poème est baigné d’une beauté triste. L’embrasement avant l’extinction. Eclats des couleurs de la fleur avant le flétrissement. Angoisse et lassitude. Pourquoi avais-je aimé à quinze ans ce poème destiné aux femmes de la cinquantaine ? C’est aujourd’hui que je le comprends. Probablement parce que je n’ai pas eu de jeunesse. Ce beau requiem avait été écrit avant que j’aie pu l’assimiler. Peut-être dira-t-on de moi que je suis fataliste ? Après cinquante ans de réflexions, la femme que je suis peut faire un bilan et ses expériences lui permettent de croire là où d’autres doutent.
LUNDI Absence
Un jour vide. Vide jusqu’au sens. Je ne sais ni si c’est le matin ni si c’est le soir.
MARDI Le feu est ardent
Le vent est tombé. La Seine est calme. On dirait qu’elle est immobile. Comme si tout s’était arrêté par un tour de magie. Depuis le pont Marie, je contemple l’eau et me souviens d’un autre fleuve. Un fleuve immense, s’écoulant comme dans un rêve : le fleuve des nuages sur le mont Yên Tu, en ce printemps 2003. Cette année-là, le printemps était glacial, pluvieux et secoué de tempêtes continuelles. À la fin de la saison, après les pèlerinages annuels aux pagodes, les sentiers étaient redevenus déserts. Au Vietnam, Yên Tu est une chaîne de montagnes sacrées. C’est le foyer de l’âme de la nation, la demeure des génies tutélaires et des héros qui ont édifié et défendu le pays. Autour de moi, rien que la forêt, la roche, les nuages et les chants d’oiseaux. Parfois, un écureuil, un renard. Je m’étais arrêtée devant la pagode principale et écoutais le silence qui enveloppait la montagne. Dans cette quiétude, j’avais cru discerner une musique silencieuse et j’ai attendu qu’elle se taise pour commencer ma cérémonie du feu. Je crois que c’est un signal antique destiné à rappeler tous les esprits dispersés dans l’univers. J’ai allumé un grand feu pour y jeter les papiers votifs et j’ai prié : « Ô esprits sacrés réunis aujourd’hui sur cette montagne, veuillez accepter les offrandes et les adieux de votre fille, votre petite fille qui devra vous quitter à tout jamais !»
Mon imagination et mes chimères m’ont-elles fait entrer en transe ? Ou une merveilleuse opportunité me laissait-elle entrer en relation avec mes ancêtres ? En tout cas, je les ai vus : des formes transparentes comme des bulles d’eau, vaporeuses comme la brume du matin, de l’autre côté du feu, flottant dans l’espace immense et majestueux de la montagne. Les âmes des anciens étaient revenues pour entendre mes adieux. Elles m’écoutaient, me comprenaient. Je le sais maintenant car leurs images sont restées gravées dans mon cœur. Elles savaient que je devais partir et que c’était là notre dernière rencontre. Dix ans auparavant, j’avais fait un «retour au pays». Aujourd’hui, il me faut repartir. Déjà, en 2001, j’avais imaginé cette issue. Il y avait eu cet entretien avec un journaliste américain. Il m’avait posé des questions avec une prudence très américaine : « Croyez-vous vraiment dans votre combat ? - Bien sûr ! C’est parce que je crois que je lutte. Même si cette foi n’est qu’amertume et m’emmène parfois au bord de la désespérance», ai-je répondu. Le journaliste avait eu quelques secondes d’hésitation, puis : « On dit que la démocratie est un pur produit de l’Occident. Telle la poire ou la pomme qu’on peut difficilement faire pousser sur d’autres terres que leurs terres d’origine. - Oui, vous avez raison. Ce combat est extrêmement difficile. Mais difficile ne veut pas dire impossible. Dans le passé, la Corée et le Vietnam étaient des pays vassaux de l’empire de Chine. Les proches de l’empereur chinois avaient coutume de dire que nos deux pays étaient des sujets turbulents, irrespectueux et rebelles. Puis la Corée du Sud a eu la chance de devenir une démocratie. Pourquoi pas mon pays ? La vraie difficulté est de pouvoir se laver du passé, régler ses dettes avec le régime communiste, faire prendre conscience à notre peuple des droits de l’homme. Le temps parachèvera bien ce que l’homme ne peut accomplir immédiatement.»
Ma réponse avait dû lui paraître sèche. Je me suis dit qu’il avait pourtant été gentil avec moi parce qu’il avait sûrement éprouvé de la pitié pour la vieille folle qui s’obstinait à vouloir transplanter les pommiers des vergers occidentaux dans les forêts tropicales. Oui, je le sais bien. Mais je veux quand même planter ces pommiers. Je ne peux abandonner car ce serait faire un trop beau cadeau au régime communiste. En outre, si j’abandonnais, je serais la première à me mépriser. Alors, pour continuer de vivre, je dois continuer la partie d’échecs engagée. C’est-à-dire partir ! À soixante ans ? Après trois ans, la dépouille de la grenouille se tourne vers la montagne : cela signifie qu’on doit ensevelir ses restes dans la terre de ses origines. Ils sont nombreux ceux qui, après une vie passée en Occident, sont revenus au Vietnam la soixantaine venue pour finir leur vie sur la terre des ancêtres. Le feu est ardent. Des nuages blancs étaient montés des flancs de la montagne pour m’envelopper entièrement. Pour la dernière fois, les nuages du mont Yên Tu me caressaient le visage. Plus tard, quand mon corps reposerait ailleurs, il se souviendrait de cette montagne sacrée et éternelle. La pagode de Dông, à travers mes larmes, était devenue floue. Puis le fleuve des nuages a entraîné mes sanglots dans son courant impétueux. Aujourd’hui, au bord de la Seine, ce fleuve m’est revenu, me plongeant dans une douloureuse mélancolie.
MERCREDI Départ
Je prépare mon déménagement. À la vue des valises alignées, une boule me serre le cœur. J’ai vécu dans cette petite chambre pendant plus d’un an. J’ai assisté à tout, sous ce toit. Les moments de tendresse entre Michèle et Marcus, leurs disputes (surtout pendant la période de l’élection présidentielle). Ce n’est pas pareil d’être témoin au tribunal et de l’être dans une relation intime. Ici, j’ai plutôt été gênée, empêtrée dans mes sentiments. Nostalgie ?
JEUDI Mon éditeur
Sabine Wespieser m’a téléphoné pour me rappeler que, demain, je passe à la radio. Sabine est ma cadette de seize ans mais me dépasse d’une bonne tête. Suivre son rythme n’est pas une sinécure.
VENDREDI Citoyenne de la Terre
Nous arrivons au studio. L’entretien aborde mon dernier livre publié, Itinéraire d’enfance. Les questions qui me surprennent le plus concernent l’angoisse des deux petites filles qui se font tout voler dans le train. Je réponds en souriant : « Etre volée semble être mon destin. Pendant mon enfance, on m’a volée dans le train. Durant ma jeunesse, c’était la guerre et au front, je n’avais rien à perdre. Mais à Hanoï, à partir de 1977, j’ai été par trois fois victime des voleurs dans trois marchés différents : le marché de Dông Xuân, de Châu Long et le marché Hôm. A peine arrivée en France, j’ai une fois encore assumé mon destin, à Marseille. Cette fois-ci, le vol a été spectaculaire car le voleur a ouvert la portière de la voiture en marche et a arraché mon sac à main dans lequel se trouvaient toutes les choses nécessaires à une citoyenne de la Terre : passeport, titre de séjour, carte de crédit, argent liquide et divers accessoires féminins. Dans mon destin, une chose est clairement spécifiée : je serai la proie, poule ou canard, qui servira à nourrir ces prédateurs que sont les voleurs.» Aujourd’hui, je me dis que la situation n’est jamais désespérée. Pourtant, j’avais eu la frayeur de ma vie au marché Châu Long : on m’avait volé tous les tickets de rationnement de ma famille pour une année entière. Cela signifiait que pendant un an, nous n’aurions rien à manger. Ceux qui ont connu le rationnement comprennent ma détresse d’alors. C’était l’hiver, il faisait un froid de canard mais j’étais trempée de sueur. J’étais pétrifiée. Ce n’est qu’au bout d’un long moment que j’ai pu balbutier quelques mots. Le soir, j’avais déjà repris mes esprits : Il vaut mieux perdre des objets que des âmes. Forte de cet adage, je me suis lancée dans un labeur acharné. J’ai trimé comme un forçat pour acheter au marché noir les denrées nécessaires à la survie familiale. J’ai ainsi pu nourrir mes deux enfants. Pour ma part, je me suis sauvée du désespoir. Ma capacité à accepter le malheur est peut-être un don que Dieu m’a donné. Si c’est le cas, Il m’a donné beaucoup.
Traduit du vietnamien par Phuong Dang Tran - Libération - 4 août 2007
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