Vague de littérature érotique
Dans toute la littérature classique du Vietnam fortement confucianisée, il n'existe que 2 vers chantant le nu :
Pureté de jade, blancheur d'ivoire,
Modelé impeccable, chef-d'œuvre des dieux
Traduction de Nguyên Khac Viên
Cette description d'une belle femme au bain est faite par Nguyên Du (18e siècle), notre plus grand poète national, dans son chef-d'œuvre Kiêu.
À part ce distique, on pourrait citer une soixantaine de poèmes érotiques traditionnellement attribués à la poétesse Hô Xuân Huong, contemporaine de Nguyên Du... Mais seraient-ils des textes apocryphes écrits par des lettrés anonymes ? En tout cas, ils étaient circulés sous cape.
Au temps de la colonisation française, la littérature contemporaine se permettait parfois un tout petit peu qui ont suivi la reconquête de l'indépendance en 1945.
Et voilà que depuis moins de 10 ans, une vague érotique déferle sur la scène littéraire, mettant en avant plus d'écrivaines que d'écrivains. Alors que la femme au Vietnam est loin d'être libérée, étant handicapée par la dépendance économique et morale. Ce phénomène s'explique par le souffle d'ouverture et de libéralisation apporté par la politique du Dôi moi (Renouveau) de 1986. Pendant la période de partition nationale (1954-1975), beaucoup de cadres révolutionnaires du Sud regroupés au Nord du 17e parallèle vivaient loin de leur conjoint, il en était du même avec ceux du Nord infiltrés au Sud. Ils ne pouvaient pas se permettre le remariage ou une liaison amoureuse pendant la séparation : 20 ans. Il était interdit aux étudiants à l'étranger d'aimer ouvertement ou de se marier. Il est naturel que cette austérité s'évanouisse peu à peu au lendemain de la guerre.
Dans les années 80, l'abnégation de l'individu au service de la lutte patriotique fait place de plus en plus au retour à une vie normale avec ses joies et ses peines non refoulées. Le Dôi moi, avec l'adoption de l'économie de marché, d'un secteur privé, et de la porte ouverte, donne des ailes à une tendance littéraire qui s'exprime par des oeuvres plus personnelles et plus critiques. La modernisation s'accentue par le canal de l'internet, de la télévision, du cinéma. On aborde les problèmes naguère tabous et tous les problèmes du monde contemporain : chagrin de guerre, argent, pouvoir, dévaluation de la famille, l'environnement. La dernière nouveauté est l'érotisme, marqué sans doute par l'influence étrangère avec Marquez, les auteurs chinois Mo Yan, Zhang Xianliang et Wei Hui.
Parmi les écrivaines plus ou moins représentatives de la tendance érotique, citons la poétesse Phan Huyên Thu et les conteuses Dô Hoàng Diêu, Y Ban, Nguyên Ngoc Tu.
Dans Bong dè (cauchemar) de Dô Hoàng Diêu, une jeune femme accompagne son mari au village de ce dernier pour une cérémonie familiale. Elle est hantée par la photo de son beau-père décédé, un Chinois dont la photo trône sur l'autel des ancêtres. La nuit, elle se voit en rêve violée par le mort, ce qui lui cause des convulsions nerveuses. Allusion sans doute au viol culturel du Vietnam par la Chine. On reproche à Dô Hoàng Diêu de se complaire dans des descriptions trop crues d'actes sexuels.
Dans I am... dàn bà (je suis... femme), Y Ban nous raconte l'histoire d'une paysanne vietnamienne qui travaille comme garde-malade pour une riche famille de Taiwan. Inconsciemment, elle réveille l'instinct sexuel du patron léthargique. Accusée de harcèlement sexuel, elle est punie et congédiée.
Nous pensons que c'est Nguyên Ngoc Tu qui a mieux réussi dans le genre. Cette femme de 30 ans, best-seller 2005, s'impose d'emblée comme peintre remarquable de sa province natale à l'extrême Sud du pays, là où la misère physique et morale côtoie la soif d'amour et de beauté, l'abnégation et la compassion.
Comme ses autres contes, Canh dông bât tân (un horizon infini de rizières) est d'une simplicité poignante. C'est l'histoire d'un éleveur de canards qui vit dans un sampan avec ses 2 enfants, une fille et un garçon. Ils se déplacent continuellement au long des arroyos qui sillonnent une morne plaine très peu peuplée. Le père s'enferme dans un mutisme depuis que sa femme, très belle, l'a quitté pour suivre un marchand d'étoffe. Très bel homme, il se venge en séduisant les femmes pour les abandonner sans pitié. Sevrés d'affection, ses enfants poussent comme des plantes sauvages, déséquilibrés mentalement. L'homme retrouve enfin le sentiment de paternité, mais trop tard. Son fils qui l'a quitté, revient avec des voyous pour l'obliger à assister au viol de sa sœur chérie.
Le style de Nguyên Ngoc Tu coule de source. Elle ne force jamais le ton, et les détails érotiques viennent naturellement ; en touches légères qui ne blessent pas la pudeur du lecteur moyen. Pourtant, elle est critiquée par des autorités locales qui trouvent ses nouvelles "érotiques, obscènes et dénigrantes". Elle est défendue par ses lecteurs qui demandent la liberté de la création littéraire.
À l'égard de la littérature érotique, la critique est loin d'être unanime. D'aucuns la condamnent comme contraire à la tradition nationale. D'autres la saluent comme un progrès dans le sens de la modernisation et de la mondialisation. "Wait and see", disent les prudents qui attendent de vraies réussites littéraires avant de se prononcer. Tous sont d'accord pour condamner les plumitifs snobs qui veulent user du sexy pour se faire un nom.
Par Huu Ngoc - Le Courrier du Vietnam - 23 Décembre 2007
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