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Les dits de Linda Lê

Rencontre. La romancière retrace son itinéraire, d’une enfance vietnamienne à la langue française.

La timidité intimide. Linda Lê ne déroge pas à son image publique. Silhouette quasi mutique : murmures troués de blancs, regards liquides glissant dans les méandres de la pensée. Dans le calme de son petit appartement parisien, et ses fines cigarettes aidant, l’hôtesse est sans doute plus diserte, souriante aussi.

Ce qui frappe d’emblée en rencontrant l’auteure des Evangiles du crime est son extrême cohérence. Cette impression qu’elle fait corps avec ses livres. Que ce soient ses histoires (les Aubes, Personne) ou ses essais (Tu écriras sur le bonheur, un recueil de préfaces aux œuvres d’Amiel, Kawabata, Flann O’Brien ou Marina Tsvetaïeva), il est toujours question de personnes debout, qui résistent avec entêtement, désespérément. Sola, l’héroïne de son dernier roman, In memoriam, est «une maquisarde» des lettres, le narrateur raconte et pleure la romancière suicidée : «La littérature de Sola dénonçait la trêve que nous concluons benoîtement avec nous-mêmes, pour nous en tenir au pis-aller.»

«Epanchement». Les livres de Lê revêtent une tonalité précieuse (la romancière avoue son «peu de goût pour le style débraillé»), ils ont quelque chose du hiératique théâtre d’ombres. Foin du naturalisme ! «La grande lectrice de Nerval que je suis croit bien plus à l’épanchement du rêve dans la réalité qu’au réalisme.» Comme dans ses précédents romans, elle a ciselé un univers mental où les êtres souffrent de s’incarner ; happés par le désir, ils gardent cependant la distance. Jamais d’adhésion totale, c’est la dialectique irrésolue entre la chair et l’idéal. «Les personnages s’accrochent aux idéaux, tout en étant conscients de la débâcle des idéaux.» Et, si l’on devine chez Linda Lê certaine esthétique sacrificielle, on dépasse ici le romantisme ou le décadentisme, ni l’azur ni l’abîme ne sauraient rédimer.

Dans In memoriam, une femme écrivain est aimée de deux hommes : le narrateur, aspirant auteur et alter ego frustré ; son frère Thomas, avocat plongé dans le concret du monde. Osmose dans la création ou possible bonheur dans la procréation. Sola ne choisit pas. Linda Lê travaille le tiraillement, elle aime le motif de la gémellité, voire de la dualité.

Née à Dalat en 1963, Linda Lê a vécu à Saigon jusqu’à l’âge de 14 ans. «Nous vivions dans le Sud, mais mon père venait du Nord, il parlait beaucoup de sa jeunesse et des voyages manqués aussi, ses frères étaient partis faire des études à l’étranger, notamment à Hongkong, il avait la nostalgie du Vietnam de son enfance et le regret de n’avoir pas pu s’en évader. J’ai dû hériter ça de lui, cette nostalgie double, à la fois la nostalgie d’un lieu qu’on a perdu et le sentiment douloureux de ne pouvoir s’en échapper.»

Et, pourtant, Linda Lê allait bien se libérer des mots de la terre natale. «Il y eut un moment très lié à la langue vietnamienne, explique la romancière, comme un refus d’exhumer le passé et de céder à la nostalgie – un penchant naturel chez moi. A 18 ans, j’ai cessé complètement de parler le vietnamien, que j’avais parlé et écrit jusqu’à mon arrivée en France. J’ai ressenti une impression de trahison, mais aussi un élan qui me poussait à jouer mon va-tout : quitte à choisir, je choisirais le français. Dès lors, je me suis sentie mue par une volonté de faire un avec la langue française.»

«Discorde» . La forfaiture et l’abandon sont des thèmes récurrents de son œuvre. Pour cause de «dissension familiale», la mère partit avec les enfants (Linda et ses trois sœurs), le père est resté. Lê ne le revit pas ; quand en 1995 elle retourna au Vietnam, ce fut pour l’enterrer. La figure du vieux Lear moqué et délaissé hante ses histoires : d’abord les Dits d’un idiot (même éditeur, 1995) : «J’ai essayé de renouer des fils cassés et d’apaiser cette discorde fondamentale» ; puis la «trilogie vietnamienne» (inaugurée par le magistral Trois Parques, en 1997).

Dans In memoriam, Lê glisse un récit dans le récit, le «carnet» du père de Sola, d’origine iranienne. Une façon de parler de la condition de l’exilé, toujours sans royaume – «Le métèque que je suis se formalise quand on l’interroge sur ses racines. La France n’est pas mon pays, l’Iran n’est plus ma patrie» –, et de celle du vaincu, «amant de la mouise doublé d’un éteignoir». La mise en abyme lui permet également cette autre écriture qu’elle affectionne, aphoristique, rappelant les vagabondages oniriques de l’auteur du Livre de l’intranquillité et les amers syllogismes de Cioran : «Que laisserai-je quand je partirai entre quatre planches. Du vent. Je n’aurai été qu’une outre de mots.»

Par Sean James Rose - Libération - 1er Novembre 2007