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Tardieu père et Tardieu fils

Les milieux culturels du Vietnam savent que Victor Tardieu était le père de la tradition picturale vietnamienne moderne, le fondateur de l'École supérieure de beaux-arts de l'Indochine française. On sait moins bien que son fils, poète considéré comme un des 4 piliers de la poésie française contemporaine (1), a écrit de magnifiques Lettres de Hanoi quand il faisait son service militaire au Vietnam, vivant la plupart du temps chez son père. Cet été, sa fille, la pianiste Alix Turolla fait un pèlerinage au pays où le grand-père et le père ont laissé "un peu de leur âme", au moment où est publiée en édition bilingue cette oeuvre épistolaire.

Les 2 lettres, rédigées en 1928, ont été envoyées à des amis Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature, et Jacques Heurgon, futur professeur à la Sorbonne. Elles révèlent les découvertes enthousiastes faites par un jeune Occidental dans un pays colonial d'Extrême-Orient. Témoignage historique pittoresque d'une époque : le Hanoi, la campagne et le peuple du Vietnam il y a 80 ans, perçus à travers le prisme de la sensibilité d'un poète peintre et musicien.

La plus grande découverte du soldat de deuxième classe Jean Tardieu est le climat en pays "annamite" (le Vietnam de l'époque), climat physique et climat humain. "Jamais je ne me suis senti aussi instable que depuis que je suis venu +me fixer+ pour un temps à Hanoi. Cela doit tenir au climat : il me semble que dans ce pays, plus que partout ailleurs, les hommes sont directement soumis au pouvoir despotique et capricieux des événements". On se sent devenir une simple marionnette reliée par des milliers de fils invisibles à la volonté du soleil, des nuages, des brouillards, des vents et des heures, la pensée change de couleur, la sensibilité s'avive ou s'atténue dans le même temps que mette un orage à s'approcher, à éclater et à se dissoudre. L'état mental et physique traverse chaque jour des phases successives : "de la fatigue à l'euphorie, d'un bien être béat à un malaise mystérieux, de la joie parfaite au désespoir". Le paysage tonkinois est coloré par le climat... Son esprit s'exprime et se résume en un de ces jours orageux et brumeux, où le soleil, où tous les étincellements de l'atmosphère sont à demi-cachés sous une gangue mate et grise, tout cet éclat voilé, amorti, à la fois aveuglant et doux éveille dans l'âme des résonances profondes comme la musique. Le ton dominant est le gris-brun, la couleur de la boue, de la terre, de l'eau, des êtres et des choses.

Quant au climat humain, Jean Tardieu a découvert 2 aspects opposés. L'aspect colonialiste qu'il abhorre, comme ses aînés Gide et Roger Martin du Gard. Il se tient à l'écart de la société des colons, de "la foule médiocre des fonctionnaires", des blancs "habitués à parler du peuple colonisé, opprimé". Il souffre de cette "impression constante... que je suis ici, du fait que je suis un Français, un coupable, un intrus".

Et pourtant, combien Jean Tardieu aime et respecte le peuple vietnamien, "essentiellement un peuple de cultivateurs (avec) une âme paisible, fidèle à la terre et aux morts". Il est séduit par la langue chantante, le bruit que font les socques de bois frappant le pavé, les scènes de la vie quotidienne d'un Hanoi bruyant et bigarré, la campagne au charme mélancolique. Poète et auteur dramatique, Jean Tardieu (1903-1995) occupe une place à part dans les lettres françaises. Il est le poète du cocasse, de l'absurde, mais aussi du rêve et de la fantaisie, obsédé par une réalité toujours fuyante et une angoisse existentielle. Il ne cesse d'explorer les propriétés poétiques du langage et de renouveler l'expression théâtrale dans ses Poèmes à jouer.

Depuis la fin d'une guerre de 30 ans et le Dôi moi (Renouveau), la poésie vietnamienne s'ouvre à tous les vents. Jean Tardieu pourrait lui apporter un souffle inspirateur, comme l'ont fait Lamartine et Hugo pour les générations vietnamiennes des années 20-30. Tardieu père et Tardieu fils, en tout cas, font partie intégrante du notre patrimoine culturel.

Par Huu Ngoc - Le Courrier du Vietnam - 2 Janvier 2007

(1) Jacques Brenner - Mon histoire de la littérature française contemporaine (1987).