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Mânes de la guerre du Vietnam

Un nouveau docu de Boris Lojkine, sur la recherche des corps des disparus viêtcongs.

Le Français Boris Lojkine suit depuis Ceux qui restent , son premier documentaire, en 2001, les anciens combattants vietnamiens de la guerre avec les Etats-Unis. Il s'arrête cette fois à la recherche des corps des disparus. Le début du film ennuie un peu, on n'apprend rien qu'on ne sache déjà sur le travail du deuil : l'importance de fixer le corps à demeure sous peine d'en rêver toutes les nuits, la culpabilité des survivants qui préféreraient être morts, eux aussi, inséparés de leurs proches.

Aplomb. Mais assez vite quelques pistes se révèlent. Il y a d'abord le catalogue des techniques létales américaines. Comment piéger un cadavre d'explosifs pour faire sauter ses camarades qui reviendront le chercher. Ou comment jeter des Viêtcongs depuis un hélicoptère pour les voir se fracasser. Histoire certes vue d'un seul côté, se reporter à Rambo pour le miroir. Il y a des évidences humaines : on choisit ses amis et ses amours, pas sa famille. Devant la DV, les deux protagonistes Doan et Tho, de l'unité de commando K10, visitent les familles de leurs amis morts pour leur suggérer d'accomplir une recherche et un pèlerinage. Ils rencontrent des pleutres et des récalcitrants, comme ce frère qui pleure après l'absence de pension mais ne rend pas de culte à son défunt. Horreur supplémentaire, la mère gâteuse ne sait plus où elle a caché la photo de son fils.

Autre aspect remarquable : l'aplomb de l'autorité masculine sur les femmes. Dans la seconde moitié, alors que nous suivons le périple de madame Tiêp, veuve sexagénaire, les anciens soldats qui l'accompagnent ne cessent, entre ses lamentations, de la rappeler à l'ordre, lui indiquant comment prier ou planter son encens. En contrepoint, les Ames errantes sourit assez souvent. Comme l'explique Lojkine, il n'était pas sûr que l'humour de Doan et Tho fût volontaire ou involontaire, mais les voir rire lors des projections l'a rassuré. Les deux bonshommes se sont apparemment fait beaux pour le tournage, puisqu'ils sont les seuls de leur classe d'âge à avoir les cheveux noirs.

Fantomatique. Au-delà des anecdotes, les Ames errantes est peut-être aussi un film sur la ressemblance, question inévitable quand on en vient au documentaire. A commencer par cette constatation : les morts ne se ressemblent pas. C'est impossible, embaumés qu'ils sont par la mémoire. On croit en lisant l'argument (... dans l'espoir de ramener leurs corps à leurs familles) qu'on va trouver beaucoup d'os. Or, ce sont des photos qu'on déterre ici, mais entièrement redessinées, améliorées à coup de Photoshop (l'oeil plus large, la lèvre plus haute), devenues objets d'adoration kitsch. Ce n'est pas ridicule, car les morts sont plus grands que nature. Ou encore : c'est ainsi qu'ils seraient s'ils étaient vivants. Cette réfection du réel (Son corps était tout noir et gonflé alors qu'il n'était resté que cinq jours au soleil, je ne l'ai pas reconnu) en beau, cette confusion du conditionnel et de l'indicatif nourrit le vrai sujet des Ames errantes : c'est qu'on y voit des gens de cinquante ou soixante ans en avoir toujours vingt, ou trente. D'où les cheveux teints de Doan et Tho, d'où cette scène où madame Tiêp se confie à sa mère comme une enfant. D'où ce temps fantomatique, suspendu entre les cimetières vides. Ces gens-là ont toujours vingt ans, comme un noyau conservé dans leur corps âgé. La tristesse ne vieillit jamais.

Par Eric Loret - Libération - 24 Janvier 2007

Les Ames errantes de Boris Lojkine, avec Dong Van Tho, Hoang Cong Doan, Trân Thi Tiêp. 1 h 24


Tu m’avais dit que tu reviendrais

Documentaire . Au Vietnam des hommes et des femmes recherchent toujours les corps des disparus de la guerre d’indépendance. Boris Lojkine, en filmant leur quête, a réalisé un film d’amour.

Les âmes des morts sans sépulture sont condamnées à errer, indéfiniment. Il en est ainsi sous des formes diverses dans nombre de cultures et ici, au Vietnam, que le réalisateur de ce documentaire, Boris Lojkine, connaît bien pour y avoir vécu quelque temps et enseigné la philosophie. En 2001 déjà, il y avait réalisé un premier film, Ceux qui restent, consacré aux anciens combattants de la guerre de libération contre les Américains unis, dit-il, par une étrange nostalgie. « C’est en le réalisant que j’ai compris l’importance de la recherche des corps pour les Vietnamiens » . Une recherche qui concerne des dizaines de milliers de familles et qui est plus actuelle que jamais. « À la fin de la guerre, en 1975, la priorité a été donnée à la construction d’une mémoire collective, c’est l’époque notamment où l’on a construit tous ces grands cimetières militaires que l’on trouve sur tout le territoire vietnamien. Les corps des "martyrs "y ont été rassemblés un peu n’importe comment et le chagrin des proches est resté confiné dans la sphère familiale. Mais depuis les années quatre-vingt-dix, depuis l’ouverture du pays et l’effritement de l’idéologie communiste, les exigences des familles sont revenues au premier plan. Désormais, les « mères héroïques » ne se contentent plus d’être citées en exemple de vertu patriotique. Elles veulent qu’on leur rende le corps de leurs fils pour pouvoir accomplir les rites qui leur sont dus. »

Pas seulement les mères. Les premières images sont celles de pelles creusant la terre. Tho et Doan, deux anciens combattants viet-cong, étaient de l’unité K10 qui, sur cette colline, avait attaqué la base américaine à l’explosif. » « On en manquait dit, l’un d’eux, tellement il y avait d’hommes à tuer. » Mais ils ont aussi laissé des leurs sur le champ de bataille. Une affaire mal gérée, disent-ils en substance, car d’habitude les villageois creusaient des tombes à l’avance pour ceux qui allaient mourir mais ici leur nombre fut insuffisant. Dans leur chambre d’hôtel les deux hommes en viennent presque à se chamailler. Qui est responsable ? Ils retrouveront la trace d’un disparu. Tombe 1301 dans un grand cimetière ou s’alignent les tombes des martyrs inconnus. On les a prévenus. Il reste de leur camarade bien peu de chose, un crâne et quelques dents. « Son corps a dû être dispersé par la grenade. » Les Américains, persuadés qu’on reviendrait le chercher, avaient piégé le cadavre. La tombe 1301 portera désormais un nom.

Leur quête croise celle de madame Tiêp. Elle avait vingt ans quand son époux est parti au front et plus de trois décennies après elle est toujours hantée par son souvenir, l’errance de son âme rendue encore plus douloureuse car elle est persuadée que les Américains l’ont emmené en hélicoptère et jeté. On la détrompe, il est bien mort dans la bataille. Elle prie avec ferveur en s’adressant à Bouddha, au roi et à la déesse mère, à son époux. « Que je te rencontre même si tu n’es plus vivant. » Centré sur les personnages, les visages, le film est d’une grande pudeur, même quand madame Tiêp, dans le grand cimetière où pourrait être le corps, ne peut retenir ses larmes et ses cris, ses mots bouleversants : « Tu as laissé aux autres la possibilité de s’aimer. » On entend plus tard une chanson nostalgique : « Quand la douleur dure longtemps, l’amour devient immense. » Madame Tiêp n’aura connu que cet amour et semble totalement indifférente aux propos qui se veulent consolateurs d’un responsable du cimetière, étrangement décalés : « Le pays a perdu des millions de soldats, alors ne pleure pas. » Mais elle parle toujours à l’homme qu’elle a aimé : « Tu m’avais dit que tu reviendrais. »

Tho et Doan remontent en barque une rivière et l’un d’eux chante une mélopée : « Le destin fait d’un simple hasard un amour ardent. » Le film de Boris Lojkine n’est pas exactement un documentaire sur le Vietnam, c’est un film d’amour.

Par Maurice Ulrich - L'Humanité - 24 Janvier 2007