~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Le Vietnam sur la voie de la Chine

Le Vietnam est en train de faire sa révolution en s'ouvrant à l'initiative privée, notamment étrangère. La croissance explose, et les capitaux affluent dans la perspective de son adhésion à l'OMC. Une dynamique sans doute durable. Mais qui devra être gérée avec prudence pour ne pas bouleverser les équilibres sociaux du pays.

Ho Chi Minh, le fondateur du Parti communiste vietnamien, se reconnaîtrait-il aujourd'hui dans la ville qui porte son nom ? Ironie de l'histoire, il y a maintenant, au centre de l'ancienne Saigon, juste en face de la vieille cathédrale Notre-Dame construite pendant la colonisation française, un édifice encore plus haut : celui de la banque HSBC. Avec son sommet en forme de clocher, ce building de verre semble narguer ouvertement le lieu de culte qu'il côtoie. Dans les rues environnantes, au milieu de nuées incessantes de mobylettes et de scooters, la jeunesse découvre avec délice les joies de la société de consommation, entre téléphones mobiles et marques vestimentaires occidentales arborées fièrement. Lesquelles ont tout le loisir de faire leur publicité sur les panneaux d'affichage géants qui jalonnent la route de l'aéroport ou via les spots télévisés qui ponctuent durant une dizaine de minutes le jeu du soir, sponsorisé par une marque de shampooing.

Bien que marteaux et faucilles soient encore de sortie sur les drapeaux les jours de fête, le Vietnam est en train de faire sa révolution économique. Même s'il compte quinze fois moins d'habitants et une dizaine d'années de retard sur son grand voisin chinois, il le rappelle étrangement. Avec toutefois de subtiles nuances dans les oxymores : ici, « l'économie de marché à orientation socialiste » remplace « l'économie socialiste de marché » chère à Pékin... Depuis 1986 et le « Doi Moi » - le « renouveau » auquel les émeutes paysannes ont acculé le pouvoir -, l'histoire économique du Vietnam est celle d'une transition habile. Sans être exempte d'incertitudes. Avec des taux de croissance désormais au-delà de 7 % - 8,4 % pour l'année 2005 -, l'ouverture du pays à la mondialisation est en marche. Une marche forcée, même, car, depuis quelques années, la perspective de l'adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) a agi comme un catalyseur, au point qu'un économiste sur place se demande si « la vraie vocation de ce projet n'est pas de faire passer la pilule des réformes en interne ».

L'Etat se désengage peu à peu

Le pays vient toutefois de subir un échec : initialement, il pensait rejoindre l'organisation avant la fin de 2005. Mais pour ce faire, il fallait l'approbation de ses 149 membres. Ce qui impliquait de négocier avec la plupart d'entre eux un accord donnant-donnant. Si l'immense majorité a approuvé cette adhésion, ce n'est pas le cas des Etats-Unis. Washington maintient, en effet, la pression sur son ancien ennemi afin de pouvoir pénétrer son marché local des services. Pour Fabrice Etienvre, chef de la Mission économique française de Hanoi, « si cette négociation n'est pas réglée au printemps, elle risque d'être reportée à l'année prochaine ». Au Vietnam, l'élection du nouveau congrès du Parti communiste à la fin du premier semestre, et, aux Etats-Unis, les scrutins de « midterm » à l'automne, devraient en effet prolonger le statu quo actuel.

Que le jeu se débloque incessamment ou dans un an, l'essentiel est pourtant acquis : l'Assemblée a enfin voté, en décembre, 14 lois très attendues par la communauté des affaires. Elles portent sur l'investissement, le droit des sociétés ou la propriété intellectuelle, et visent à mettre sur un pied d'égalité les entreprises, publiques et privées, vietnamiennes et étrangères.

Cette libéralisation sur le papier s'accompagne de mutations concrètes : non seulement il se crée de plus en plus de sociétés privées - on parle de 800 par semaine -, mais encore l'Etat se désengage petit à petit de pans entiers de l'économie. De 12.000 initialement, le nombre d'entreprises publiques est tombé à 5.000. Certes, beaucoup sont seulement « actionnarisées », selon le terme vietnamien, c'est-à-dire que leur capital n'est qu'en partie ouvert au privé. Mais le mouvement est lancé, et les investisseurs, en particulier asiatiques, se montrent de plus en plus intéressés. Le premier de la liste, Taiwan, totalise déjà plus de 12 milliards de dollars d'investissements locaux, soit davantage, en proportion, que les 80 milliards qu'il a placés en Chine. Et l'an dernier, selon la Cnuced, le montant des investissements directs étrangers aurait atteint 3,3 milliards de dollars. Voire près de 6 milliards, d'après plusieurs sources indépendantes locales. Le niveau d'avant la crise asiatique de 1997 est en passe d'être rejoint.

C'est que le travail ne manque pas. Quand on les interroge sur les secteurs d'activité dans lesquels ils souhaitent attirer des capitaux étrangers, les ministres - qu'ils soient du Plan et de l'Investissement ou du Commerce - ont cette réplique : « C'est aux entreprises de trouver elles-mêmes les spécialisations du pays. Le rôle de l'Etat est de créer les conditions de la croissance. » Outre qu'elle dénote une révolution des mentalités, cette réponse traduit la volonté des autorités de tout miser sur les infrastructures, aujourd'hui largement insuffisantes. C'est le cas en particulier dans l'électricité. Avec sa croissance presque aussi insolente que celle de la Chine, le pays en consomme en moyenne 15 % de plus chaque année. Il est obligé d'importer du courant. Et le ministre de l'Industrie, Hoang Trung Hai, craint « même une pénurie au cours des deux prochaines années ». De leur côté, les professionnels estiment les besoins à au moins une nouvelle centrale par an d'ici à 2016.

Un marché intérieur prometteur

Pour attirer les capitaux étrangers, le Vietnam peut aussi jouer la carte de « base de production pour l'exportation ». Avec ses travailleurs aussi efficaces que peu onéreux et son accès facile à la mer, le pays semble faire le bonheur de la plupart des entrepreneurs qui y sont installés industriellement. A l'image de Jacques Rostaing. Ce Français a sauvé l'entreprise familiale de gants en y délocalisant, il y a dix ans, son usine, « tout en créant in fine de l'emploi en France ». Il raconte à qui veut l'entendre qu'il n'a jamais regretté d'être revenu sur son idée de départ, à savoir une implantation en Chine. « Le Vietnam est à taille humaine, on peut s'en sortir sans problème en parlant anglais et français, détaille-t-il. Sans compter que l'on n'est pas obligé d'aller s'implanter à deux heures de route du centre d'une ville pour trouver un terrain à un prix abordable »... Et, secret de polichinelle, la pression sur les salaires est moindre. Au point que, à en croire Hervé Liévore, économiste en charge de l'Asie chez Natexis Banques populaires, « on parle de plus en plus d'entreprises du sud de la Chine qui s'installent de l'autre côté de la frontière ».

Dernières sirènes auxquelles peuvent succomber les entrepreneurs étrangers : celles du marché intérieur. « Dans quinze ans, il y aura 100 millions d'habitants ici », se réjouit Jacques Rostaing. L'émergence d'une classe moyenne capable de consommer est confirmée par un banquier : « Je vois un nombre grandissant de groupes, dans la distribution et l'agroalimentaire notamment, faire des repérages dans le pays ».

Corruption et inégalités

Mais si les perspectives macroéconomiques sont sans conteste bonnes pour les prochaines années, la mutation sociale est telle qu'il faudra aux autorités beaucoup d'habileté afin de ne pas hypothéquer l'avenir. On n'accueille pas des milliards de dollars de capitaux privés dans un pays pauvre et communiste sans s'exposer à des déséquilibres. Ainsi, Martin Rama, économiste de la Banque mondiale à Hanoi, estime qu'« il va y avoir un tel afflux d'argent que la corruption risque de prendre des proportions inquiétantes ». A en croire tous ceux qui vivent au Vietnam, celle-ci est déjà largement répandue. « Dans le sud, la population, de plus en plus souvent rackettée, réagit en passant à tabac des policiers », raconte un diplomate.

Autre effet de la libéralisation en cours : le creusement des inégalités. Comme dans la majorité des pays en développement, on peut croiser au Vietnam, tour à tour, un indigent sur le trottoir mettant à la disposition des passants, pour survivre, un vieux pèse-personne, et des représentants de classes sociales à l'aisance insouciante. A l'image de cette jeunesse dorée de Hanoi qui fréquente des boîtes de nuit en tous points semblables à celles que l'on connaît en Europe. Et où le prix de la bouteille de cognac, véritable signe extérieur de richesse exhibé sur chaque table, équivaut au salaire moyen mensuel.

Une créativité encore bridée

Le régime en est toutefois conscient, qui oriente sa politique d'aménagement du territoire de manière à désenclaver les régions rurales. Ouverture d'aéroports desservis régulièrement par la compagnie nationale, décision d'implanter la raffinerie géante de Zung Quat dans le centre du pays, plus pauvre, les preuves ne manquent pas de sa détermination. De même, un industriel français présent dans l'agriculture constate que sa division « engrais » a plus de mal que les autres. Car l'Etat, qui tient à ce que tous les paysans aient accès à ces produits, continue de financer, à perte, une production nationale, et maintient les prix artificiellement bas. Pour Martin Rama, « globalement, il ne faut pas oublier que la réduction de la pauvreté est ici plus spectaculaire encore qu'en Chine ».

L'autre interrogation concerne la capacité du pays à monter en gamme et à effectuer la mutation qu'amorce aujourd'hui la Chine, en passant du rôle d'atelier à celui de concepteur de produits. « Ce n'est peut-être pas pour tout de suite », estime un chef d'entreprise travaillant dans le secteur aéronautique, désormais convaincu que « l'éducation collectiviste et le confucianisme ont quelque peu bridé la créativité des gens »... Un sentiment assez répandu dans les milieux d'affaires : l'apprentissage par coeur et l'idéologie sont encore trop présents. « Les Vietnamiens planifient mais n'ont pas toujours de vision stratégique », estime encore cet industriel, qui rappelle que, partant de zéro, le pays a réussi en quelques années le tour de force de devenir numéro deux mondial du café... précipitant ainsi une chute des cours dont il a lui-même pâti.

Ce ne sera au bout du compte qu'une question de temps. Mais le jour où la créativité et l'innovation émergeront, se posera sans doute un autre problème, politique cette fois. On a peine à croire que l'harmonie apparente puisse durer éternellement entre une jeunesse en pleine mutation et un régime aux relents soviétiques. Via la presse officielle, celui-ci continue de décerner des médailles aux « héros du travail », et de promouvoir la création d'emplois « en tant qu'antidote aux vices sociaux ». Une rhétorique dont l'anachronisme risque de devenir de plus en plus évident.

Par Gabrielle Grésillon - Les Echos - 18 Janvier 2006