Vinh et Linh, businessmen vietnamiens
En 1982, Nguyen Duc Vinh était militaire dans la boue de la frontière chinoise, côté vietnamien, prisonnier d'un conflit hors d'âge entre les deux pays socialistes. Aujourd'hui, à 48 ans, il est président-directeur général d'une banque privée au capital propre de 100 millions de dollars gérant un portefeuille de 1 milliard de dollars.
En 1990, Nguyen Chi Linh était ouvrier dans une usine fabriquant, quand l'énergie le permettait, des composants automobiles. Aujourd'hui, à 44 ans, il est propriétaire à 100 % d'une entreprise de matériel électrique de 500 employés au chiffre d'affaires de 20 millions de dollars. Ils ne sont même pas les "héros" modernes du Vietnam. Ils sont deux officiers de son nouveau capitalisme, parmi des milliers d'autres.
Le Vietnam, trente et un ans après sa guerre gagnée contre les Etats-Unis, a réalisé en une dizaine d'années une accumulation de richesse, à coups de plus de 7 % de croissance par an, qui aurait paru un rêve d'ivrogne voici vingt ans. Hanoï est métamorphosée. On la parcourait à vélo en moins de deux heures, dans la lueur blafarde de lampadaires le long d'avenues aux boutiques fermées depuis la tombée du soleil et dépourvues de marchandise. Les embouteillages de motos qui la congestionnent maintenant, à la sortie des bureaux et toute la soirée, n'ont d'égal que l'invasion de panneaux publicitaires et d'enseignes violemment éclairées, ses boutiques, ses bars, et la joie de ses habitants. Et voilà que le pays, symbole un temps de la résistance à une vision occidentale du monde, doit devenir à son tour, après la Chine, membre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Le banquier revendique son appartenance au Parti communiste, détenteur du pouvoir politique : "Ça ne me pose aucun problème, et à eux non plus." L'électricien a un fin sourire quand on lui demande s'il est membre du parti, tourne la tête de gauche à droite.
Au départ de leurs aventures, ni l'un ni l'autre n'avaient la moindre expérience dans leur domaine actuel. Vinh était vice-président de Vietnam Airlines, compagnie nationale, chargé du marketing. Linh, fils d'universitaires - le père littéraire, la mère en médecine -, sortait d'une simple école technique.
Le parcours du banquier n'est pas très éloigné des premiers capitalistes rouges de la Chine populaire. De solides appuis dans la nomenklatura ont servi de tremplin quand le Vietnam a décidé d'ouvrir ses portes au business. "Alors, j'ai fait HEC en France, j'ai passé deux ans à Jouy-en-Josas, explique-t-il dans un français impeccable. Puis aux Etats-Unis. Pour apprendre le métier de banquier." La Techcombank, établie en 1993, banque généraliste pour le consommateur et les petites et moyennes entreprises, est au troisième ou quatrième rang des 36 établissements bancaires privés que compte aujourd'hui le pays, dit-il. Réellement privée ? Oui, à part 4 % du capital aux mains de trois entreprises liées à l'Etat.
Dans un bureau sans ostentation, à un lancer de pierre du célèbre pont Long Bien, de conception eiffelienne, bombardé à de multiples reprises par les Américains durant la guerre contre le communisme, et à chaque fois réparé par les Nord-Vietnamiens, Vinh n'a plus rien d'un bodoi (fantassin). La banque qu'il dirige dispose de 70 succursales dans une douzaine de villes.
Pour le secteur bancaire, "l'entrée du Vietnam dans l'OMC est globalement une excellente chose". Et il ajoute : "Cela va nous permettre d'importer une expertise internationale. La concurrence avec les géants qui vont arriver va être rude. Il va falloir travailler. Il va falloir que ces petits établissements que nous sommes choisissent entre une alliance avec un grand groupe mondial, ou un regroupement.L'heure de la consolidation est venue. L'OMC va nous forcer à accélérer et améliorer le processus" (à peine inavoué) de retour au capitalisme.
Vinh estime de 5 à 10 millions le nombre d'acteurs de la nouvelle classe moyenne. Les différences entre revenus se creusent à l'échelle nationale. Il parle d'un PIB par habitant de l'ordre de 4 000 dollars par an à Ho Chi Minh-Ville (ex-Saïgon), le gros moteur économique du pays, contre 200 dollars dans les campagnes pauvres.
"Seulement 20 % de la population ont accès à de véritables services bancaires, souligne-t-il. Nous misons sur 40 % à 50 % d'ici cinq ans." La concurrence étrangère est peut-être un peu moins à craindre qu'il n'y paraît : "Nous sommes sur le terrain, nous. Nous connaissons le marché", affirme-t-il.
Le marché, l'électricien Linh l'incarne à la perfection. "Je suis parti d'un constat", raconte-t-il à propos de la fondation de LiOA en 1990, époque où le Vietnam vivait encore au rythme des coupures d'électricité. "Celles-ci résultaient de ce que tous les Vietnamiens utilisent l'électricité à la même heure du fait que, du nord au sud, ils vivent au même horaire. Il fallait apporter à chacun des stabilisateurs de courant de bonne qualité à bon prix." Chose dite, chose faite. Il n'y a pour ainsi dire pas, aujourd'hui, un foyer de ces 84 millions d'habitants qui ne soit équipé d'un régulateur, voire beaucoup plus, de la marque LiOA.
Pour se lancer, il a rassemblé les économies de la famille élargie et a fondé sa société à responsabilité limitée. "Avec les bénéfices, je me suis attaqué aux deux autres points faibles du réseau électrique du fournisseur national, EVN : les câbles, et les transformateurs, de mauvaise qualité." Là encore, succès complet. Il vend ses appareils à l'électricien national et annexe le marché des régulateurs de tension pour les relais de téléphone portable, un marché juteux dans un pays qui a, par la force des choses, sauté l'étape du téléphone fixe. Le câble électrique, dans un pays mal branché, à la soviétique, dans les années 1950 puis 1970, est évidemment un secteur crucial d'équipement. En 1995, Linh s'est allié à Alcatel pour constituer une société à capitaux mixtes qui fournit l'Etat et la distribution individuelle.
Ni Vinh ni Linh ne se posent de questions sur l'organisation politique du pays. Le renouveau du capitalisme a déjà donné lieu à des scandales de corruption qui commencent à inquiéter l'Etat, après la population. Mais "la règle, en ce moment, c'est : pas de politique", explique un observateur économique présent depuis plus de dix ans au Vietnam.
Reste la délicate question de la rémunération individuelle dans le privé. Le banquier refuse de donner son revenu. "Bien mieux qu'un fonctionnaire (vietnamien), bien moins qu'un (banquier) français. Mais ici, si on gagne moins, on dépense moins !", se contente-t-il de répondre. L'électricien ne comprend pas le sens de la question. "Je possède mon entreprise. J'utilise une partie du bénéfice pour subvenir à mes besoins. Je ne suis pas salarié. J'ai une voiture de fonction. Mes deux enfants vont à l'école américaine - dans les 6 000 dollars par an de scolarité. Je ne sais pas combien vaut le terrain de ma résidence, de taille moyenne. Elle était à la limite de la ville en banlieue il y a dix ans, et la ville nous a absorbés." Il ignore le montant des dépenses mensuelles du foyer.
L'un et l'autre admettent que l'entrée du Vietnam dans le commerce mondial va bouleverser bien des règles du jeu, mais sont convaincus que le pays a la capacité de s'adapter. "Nous avons ouvert un battant de la porte en 1994 en abaissant les droits de douanes avec les pays d'Asie du Sud-Est, nous ouvrons le deuxième aujourd'hui", résume Linh, l'électricien.
Par Francis Deron - Le Monde - 18 Novembre 2006
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