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Une tardive reconnaissance

Le petit monde littéraire étant ce qu’il est, voilà que l’on vient de redécouvrir, près de quinze ans après ses premières publications en France, la romancière vietnamienne Duong Thu Huong. À grand fracas et à propos de son roman-fleuve de près de 800 pages, Terre des oublis. Roman-fleuve et chef-d’oeuvre ?

C’est la seule question qui mérite d’être posée, car enfin la renommée de Duong Thu Huong semble reposer sur un malentendu. Le malentendu politique. Combattante durant une dizaine d’années sur le front de Binh Tri Thieu, une des régions du Nord-Vietnam les plus bombardées durant la guerre contre les États-Unis, Duong Thu Huong a commencé sa « carrière » littéraire en 1988 avec un premier roman, De l’autre côté de l’illusion (déjà tout un programme), qui connut un immense succès. Cela dit, elle s’était déjà fait connaître pour ses prises de position très critiques à l’encontre du pouvoir en place. À partir de là, oeuvres littéraires et prises de positions politiques vont alterner chez elle, et se mélanger, malgré elle. Elle est exclue du Parti communiste vietnamien en 1990, demeure un auteur extrêmement populaire qui connaîtra la prison et l’interdiction de publication de ses oeuvres (Terre des oublis n’est pas publié au Vietnam). Ce mélange des « genres », dont on ne saurait, bien évidemment, pas la rendre responsable, est pour le moins gênant pour son oeuvre littéraire. Car ses détracteurs (elle en a, notamment parmi les écrivains de la jeune génération) affirment qu’elle ne doit son succès et sa notoriété que grâce à ses démêlés politiques, qu’elle n’est pas le grand écrivain que l’on croit, etc. Elle-même, avec une dialectique toute vietnamienne, avalisant pour ainsi dire cette argumentation en déclarant (il y a déjà une dizaine d’années dans un entretien que je pus avoir avec elle) que, « pour être honnête, je dois dire que ce sont les textes politiques qui priment chez moi. Mes textes littéraires n’occupent pas une place aussi importante. Il y a des écrivains nettement meilleurs que moi ! Je pense à Nguyên Huy Thiêp ou à Pham Thi Hoai. Moi, je suis un "monstre" ! »

On se gardera naturellement de prendre au pied de la lettre ces propos d’une modestie exagérée, mais pas tout à fait faux pour ce qui concerne les confrères cités. Duong Thu Huong n’opère simplement pas dans le même registre qu’eux, celui d’une recherche au plan de l’écriture et de la forme. Elle ne tente pas de renouveler le genre romanesque, se « contentant » au contraire de l’explorer et de lui donner toute sa lyrique ampleur. Ses histoires d’amour, toujours contrariées, voire impossibles en raison même des structures de la société et de ses traditions, ne peuvent que toucher un public vietnamien friand de ce genre de nourriture.

Qu’est-ce en effet que Terre des oublis sinon une histoire d’amour impossible mettant en scène une femme heureuse vivant avec un mari parfait, mais qui voit revenir quatorze ans plus tard son premier époux disparu - c’est donc un héros - pendant la guerre ? C’est le destin de ces trois personnages, aux rebondissements multiples, que Duong Thu Huong s’attache à développer sans même chercher à vraiment les entrecroiser (à chaque personnage son chapitre ; dans les dialogues entre ses « héros » elle n’hésite pas à consigner leurs pensées intimes en italique, tout simplement). Son mérite premier est de le faire sans aucun complexe ; dès lors, effectivement, on ne peut qu’admirer sa puissance d’évocation (celle des bas-fonds de la ville où vit le deuxième mari par exemple, ou encore celle, hallucinante, du soldat traînant dans une demi-inconscience son sergent mort vers on ne sait quelle destination, vautours juchés sur le cadavre - et l’on songe ici à cet autre grand écrivain vietnamien, ami de l’auteur, Bao Ninh). Mais ce que l’on notera surtout, c’est la crudité avec laquelle Duong Thu Huong parle du désir et de la sexualité. C’est là une réelle nouveauté dans la littérature vietnamienne.

Par Jean-Pierre Han - L' Humanité - 1er Avril 2006