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Le Taberd et les idéogrammes vietnamiens nôm

Deux cents ans après sa naissance, le Dictinarium anamatico-latinum (Nam Viêt Duong hiêp Tu Vi), rédigé par l'évêque français A. L. Taberd et publié en 1838 au Bengale (Inde britannique), a connu une résurrection au Vietnam en 2004. Le Centre d'études de la culture nationale a réimprimé pour la première fois cet ouvrage monumental. Événement éditorial passé inaperçu du grand public.

Pour apprécier cette oeuvre à sa juste valeur, il faut comprendre ce que représentent les idéogrammes nôm et la littérature nôm pour la culture vietnamienne. Toute nation consciente de son identité s'efforce de préserver et de développer sa culture et sa langue dont l'instrument par excellence est l'écriture. La nation vietnamienne s'est formée il a y a trois milles ans dans le bassin du fleuve Rouge avec la brillante culture de Dông Son de l'âge du bronze. Le pays a été ensuite occupé par les Chinois de 179 av.J.-C. à 938 apr.J.-C. Pendant une lutte millénaire pour reconquérir leur indépendance, les Vietnamiens ont affirmé et aiguisé leur conscience nationale en soulignant la différence entre leur pays du Sud (Vietnam) et le pays du Nord (Chine) et en montrant que rien de ce qui faisait la grandeur du Nord ne manquait au Sud :

"Sur les monts et les fleuves du Sud règne l'empereur du Sud.
"Ainsi en a décidé à jamais le Livre du Ciel.
(Poème du général Ly Thuong Kiêt au 11e siècle)
"Notre Patrie, le Grand Viêt, depuis toujours
Était terre de culture.
"Terre du Sud, elle a ses fleuves, ses montagnes,
"Ses mœurs, ses coutumes distincts de ceux du Nord"
(Nguyên Trai - Stratège et poète, 15e siècle)

Depuis la reconquête de l'indépendance nationale (938), jusqu'à l'occupation française à la fin du 19e siècle, les idéogrammes chinois Hán ont continué à servir de véhicule linguistique. Mais le besoin s'était fait sentir de créer une écriture indépendante, capable de transcrire phonétiquement la langue vietnamienne pour exprimer directement les idées et sentiments sans passer le Hán. De là, la création de l'écriture nôm idéographique: on assemblait 2 caractères chinois pour en faire un élément phonétique et un élément idéographique d'un idéogramme vietnamien; ou bien on prenait des idéogrammes chinois tels quels, mais les prononçait à la manière vietnamienne. Comme les vocables vietnamiens et chinois ne présentant pas toujours les mêmes particularités phonétiques, le nôm manque parfois de précision, le même caractère peut se prêter à des interprétations différentes. D'autant plus qu'aucun organisme académique de la cour ne songeait à codifier le nôm, seuls les idéogrammes chinois étant considérés comme officiels.

Les écritures du Japon et de la Corée, pays apparentés à la culture chinoise comme le Vietnam, sont plus simples et plus précises que le nôm, parce qu'elles sont codifiées rigoureusement et ne prennent aux idéogrammes chinois que des traits qu'on combine pour transcrire des sons et des syllabes en laissant de côté l'aspect sémantique.

Malgré ses quelques imperfections, le nôm joue un rôle fondamental dans la préservation et le développement de la littérature en langue nationale. Sans lui, comment Nguyên Du (1765 - 1820) aurait-il pu léguer à la postérité son roman en vers Kiêu, chef-d'œuvre national incontesté ? Sans parler d'autres joyaux façonnés par l'humaniste Nguyên Trai, le philosophe Nguyên Binh Khiêm, la poétesse Hô Xuân Huong, le poète rebelle Cao Bá Quát... Sans parler d'une riche littérature populaire qui se développait parallèlement à la littérature savante en Hán. La littérature vietnamienne se serait réduite à des oeuvres, nationales certes, mais en langue et écriture chinoises ! Le premier texte nôm date du 14e siècle, mais la création et l'usage de ces idéogrammes vietnamiens devaient remonter plus loin. Ce n'est qu'au 20e siècle que le quôc ngu, écriture romanisée, a pris la relève du nôm en tant que support et agent propulseur de la culture et de la langue nationales. Si l'on reconnaît le mérite du nôm, on ne peut que rendre hommage à ses partisans, et à ses défenseurs parmi lesquels on ne pourrait oublier Taberd.

A. L. Taberd (1794 - 1840) est né à Saint-Étienne. Ordonné prête, il exerça son ministère en Cochinchine et à Huê. Nommé évêque en 1827, il dut chercher refuge au Siam pour éviter les persécutions. Il se fixa définitivement au Bengale (Inde britannique) et y mourut. Avant Taberd, l'évêque d'Adreur, Pigneau de Béhaine, conseiller de Nguyên Anh (empereur Gia Long) avait entrepris la rédaction d'un dictionnaire annamite (nôm et quôc ngu),- latin. Le manuscrit inachevé avait été brûlé dans l'incendie du Séminaire de la Mission à Cà Mau. Se basant sur une copie du manuscrit, A.L. Taberd a rédigé le Dictionnaire au Bengale que nous réimprimons aujourd'hui.

Par Huu Ngoc - Le Courrier du Vietnam - 5 Février 2006