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Riches enfants de Ho Chi Minh

Dans un pays où l'économie décolle, l'émergence d'une classe aisée formée en Occident bouleverse les repères traditionnels de la société

HANOI - Hoang Thi Mai Huong ne s'offusque même plus: «Je suis une femme, je ne suis pas grande et je suis toujours habillée plutôt cool... La plupart du temps, mes nouveaux interlocuteurs pensent que je suis la secrétaire.» Il est vrai qu'elle n'a pas de complexes à avoir: âgée de 43 ans, elle dirige depuis 1995 la filiale vietnamienne de Saatchi & Saatchi, l'une des agences de publicité les plus renommées au monde, propriété du groupe Publicis. Assise au bord de sa piscine, creusée dans le jardin coquet d'une magnifique villa située à An Phu, la banlieue chic de Ho Chi Minh-Ville, elle mesure le chemin parcouru. Il y a vingt-cinq ans, elle fut l'une des très rares étudiantes vietnamiennes envoyées à l'étranger. En Union soviétique, «pays frère» du Vietnam communiste, elle vivait avec 50 dollars par mois. «De l'argent de poche, dit-elle, car on était nourris, habillés et logés.» Mai Huong, qui fréquenta aussi Harvard entre 1991 et 1993, en gagne de 200 à 300 fois plus aujourd'hui. Elle possède une BMW et voyage souvent en Europe et aux Etats-Unis, alors que 99% de ses compatriotes ne sont jamais sortis du pays.

Au Vietnam, où le revenu moyen ne dépasse guère 40 dollars par mois, Mai Huong est une exception. Ceux qui partagent son niveau de vie, avec 3 000 dollars mensuels au moins, représentent environ 0,3% de la population urbaine, soit 50 000 personnes. Mais ces nouveaux riches, profitant de l'ouverture du Vietnam, dans la seconde moitié des années 1990, ont été les premiers à fissurer le tabou de l'argent qui régnait alors dans le pays.

Aujourd'hui, il reste difficile de réussir sans le Parti communiste. Mais ce n'est plus impossible. Le Vietnam commence doucement à délaisser les apparatchiks pour faire de l'?il aux entrepreneurs. «On trouve certes des enfants de la nomenklatura à la tête d'entreprises grâce aux ?entrées? de leurs parents, indique Christophe Gironde, chargé de cours à l'Institut universitaire d'études du développement, à Genève, mais la véritable clef de la réussite est plutôt à chercher dans l'éducation supérieure, comme en témoigne le boom des formations privées.» Signe des temps, les «Viet Kieu», ces Vietnamiens qui avaient quitté le pays à cause du régime communiste à la fin des années 1970, reviennent volontiers y faire des affaires, aidés par leur formation à l'occidentale. Le gouvernement, qui compte sur eux pour développer le pays, les encourage, mais ne leur pardonne pas le moindre écart. Nguyen Gia Thieu, un Français d'origine vietnamienne qui avait fait fortune en contrôlant le très rentable marché de la distribution des téléphones portables, au détriment de ses concurrents locaux, l'a appris à ses dépens. Arrêté au début de 2003, il a été condamné en novembre 2005 à vingt ans de prison pour fraude fiscale.

Dans le sillage des nouveaux riches émerge une classe significativement aisée. Il y a cinq ans, personne ou presque ne pouvait afficher un revenu de 1 000 dollars mensuels. Aujourd'hui, c'est le cas de 1,5% de la population urbaine. Et ce chiffre pourrait atteindre 7% en 2015. «L'individualisme gagne rapidement du terrain, relève Fabrice Carrasco, directeur de l'institut d'études TNS Worldpanel, à Ho Chi Minh-Ville. Les signes ne trompent pas: un fort besoin de statut et une consommation ostentatoire.» De quoi frustrer les plus pauvres et bouleverser à terme les équilibres traditionnels d'une société toujours organisée autour du clan familial.

Trente et un ans après le départ des derniers Américains, le Vietnam est donc forcé de réapprendre à gérer l'influence venue de l'Occident capitaliste. Ly Qui Trung, créateur de l'enseigne Pho 24, a su le faire avec maestria. Cet homme aux cheveux ras et à la mise impeccable a adapté ici le concept du fast-food, découvert à Sydney lors de ses études, en remplaçant le hamburger par la soupe traditionnelle, le pho. Dévoilant sa collection de mugs, rapportés des quatre coins de la planète, il expose sans détour son projet pour les années à venir: «Le Vietnam est un marché trop petit, dit-il. L'année prochaine, après l'Asie, je m'attaque aux Etats-Unis.»

Par Matthieu Vadime - L'Express (.fr) - 4 Mai 2006