~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Une pièce rapportée

Anh-Dao Traxel, 48 ans, boat people vietnamienne «adoptée» à 22 ans par le couple Chirac. Remariée à un CRS, elle revendique tardivement cette jolie histoire.

On se promettait de ricaner. On suspectait une tentative d'humanisation toujours recommencée du couple présidentiel. On flairait un coup monté censé atténuer une fin de mandat cruelle pour le vieil homme. Ou, même, on imaginait une mise en musique sirupeuse d'une remontée au front électoral de l'éternel candidat. En réalité, cela ne ressemble à rien de prévu, rien de précis. C'est l'histoire d'Anh-Dao, boat people vietnamienne, recueillie à 22 ans par les Chirac. Et c'est plutôt une jolie histoire de mimétisme et d'émancipation que Bernadette évite de commenter, comme si les Chirac préféraient la garder pour eux, comme s'ils refusaient de la voir racontée par leur protégée. Pourtant, aucun secret à la Mazarine. Anh-Dao est vaguement connue, minimalement visible, modérément exposée. Il y aurait plutôt chez les Chirac une manière à l'ancienne de séparer vie privée et vie publique, de taire leurs bonnes oeuvres en humbles paroissiens, et de réprouver les exhibitions d'enfants façon Ségolène. Ce qui n'empêche pas le Président de travailler en symbiose avec Claude, sa cadette. Ou la première dame de finir par parler de l'anorexie de Laurence, son aînée.

La boat people. Tout commence au Vietnam. Côté sud, évidemment, pas dans le Chili de Pinochet qui fera saigner les bons coeurs de gauche. Anh-Dao est la cinquième enfant d'une famille de neuf. Le père, directeur d'école, est fasciné par les Américains. La mère, issue d'une famille de commerçants aisés, préfère la légèreté française. Sa fille lui emboîte volontiers le pas, midinette rêvant du prince charmant tricolore «blond aux yeux bleus, beau et distingué». Assez garçon manqué, Anh-Dao se vit comme la chouchou de son père. Elève moyenne, elle s'imagine chanteuse de variétés et se berce des chansons d'alors (Lama, Sardou, Claude François) auxquelles elle reste désespérément fidèle. Vient la chute de Saigon. Fin de la vie protégée, dislocation familiale, internement du père. Et Anh-Dao, volontaire, inconsciente, risque-tout, qui prend seule le chemin de l'exil. Fuite en bateau, casernement sur l'île de Poulo-Bidong, rencontre avec Kouchner et son Ile de lumière, et puis Paris en destination finale.

Monsieur. La voici à Roissy, en larmes dans un recoin, partagée entre soulagement d'en être sortie et peur de l'avenir. Un homme s'approche, lui tend un mouchoir blanc, lui promet de la prendre en charge. Et tiendra parole. Le couple Chirac la traite comme sa troisième fille. L'installe dans ses appartements de l'Hôtel de Ville, la loge, la nourrit, lui apprend le français, lui fournit un emploi, peut-être de complaisance mais pas fictif pour autant. Elle sera aide-malade au foyer de l'Ave Maria, agent de bureau à la cellule internationale de la Mairie, puis chargée de mission à la Maison de la France. Anh- Dao fait plus qu'exprimer sa gratitude à l'homme au mouchoir blanc. Elle l'englue de sa reconnaissance éternelle, le dévore de son adulation affamée . Rien que la description physique de son sauveur signe une dévotion à jamais, au risque du gnangnan fatal. Elle écrit : «Qu'il est grand ! La puissance qui émane de sa stature imposante me rassure. La compassion adoucit ses traits quand il tourne son visage vers moi [...] Sa voix bien timbrée résonne à mes oreilles comme celle d'un homme habitué à commander et à être obéi [...] » Du haut de son 1,55 m, elle est tout acquise à son grand personnage (1,91 m), protecteur et débonnaire. Les trois filles ont la vingtaine, mais en «papa poule attentif et affectueux» il vient les border chaque soir et déposer un doux baiser sur leurs paupières closes. Le moment préféré d'Anh-Dao, c'est le soir, quand elle reste au côté de celui qu'elle ne sait nommer que «Monsieur», regarder les westerns à la John Wayne qui ont fait fuir les autres résidentes. Et même si ses acteurs préférés à elle, ce serait plutôt Robert Redford ou Brad Pitt...

Madame. Le jour d'après Roissy. Larmes, encore. Celles d'Anh-Dao et celles de Bernadette : «Elle, si pudique, si réservée, elle que je n'ai plus jamais vu pleurer.» Anh-Dao va rester deux à trois ans dans l'intimité des Chirac, puis elle se mariera, vivra sa vie sans les perdre de vue. Comment s'est imaginée cette «adoption» jamais officialisée, au sein du couple ? Prise en charge express sur un coup de coeur commun ? Acceptation de la décision du chef de famille ? Demande antérieure de la maîtresse de maison ? On n'en saura rien. En tout cas, Anh-Dao commence par faire de Bernadette son «modèle» et son «mentor». Elle veut l'imiter scrupuleusement, lui complaire en tout. Ce qui n'est pas toujours évident. Anh-Dao se souvient : «Elle nous donnait des cours de bonnes manières. Il fallait faire comme elle disait. Elle ne nous demandait pas notre avis. C'était comme ça.» Si Anh-Dao a reproduit le genre impératif catégorique avec ses trois enfants, elle fut parfois tiraillée entre sa «mère» et sa «soeur». Claude était du genre à prolonger les permissions de minuit et à braver avec insolence une Bernie furibonde, quand Anh-Dao aurait voulu «disparaître sous le tapis» de honte d'avoir été prise en faute.

Le mariage, les enfants, le CRS. Catholique convertie dès le Vietnam, Anh-Dao accompagne volontiers «Madame» à l'église. Mais l'obéissance trouve ses limites quand le corps s'ingénie à exulter. 1981, Chirac se ramasse à la présidentielle et Anh-Dao commence à secouer la tutelle de sa bienfaitrice. Elle a jeté son dévolu sur Michel, un franco-vietnamien, mais sollicite le consentement de Bernadette. Celle-ci trouve cela un peu rapide, fait valoir que le mariage, c'est pour la vie, voudrait que les fiançailles durent un bail. Pourtant, Anh-Dao obtient gain de cause et c'est le maire-père qui les unit. Quand elle est enceinte, Bernadette reprend les choses en main, somme le professeur Cabrol de la suivre dans son service, aménage le nid pour l'oisillon avec une efficacité toute militaire. Anh-Dao aura trois enfants aux prénoms comme autant d'actions de grâce : Bernard, Laurence, et Jacques, dit Jacquot, qui appelleront papy et mamy ceux qu'Anh-Dao n'a jamais osé nommer papa et maman. Et puis, la vie va. Anniversaires, arbres de Noël de l'Elysée, victoires et défaites électorales. On s'éloigne, on se revoit. Les parents naturels d'Anh-Dao ont fini par rejoindre la France. Elle s'en occupe beaucoup, se dévoue aux siens, s'oublie dans tout ça. Et se réveille à 42 ans sur une plage du cap d'Agde où un beau CRS trentenaire fait du bouche à bouche à une engloutie. Anh-Dao envoie tout valser pour son prince charmant enfin incarné. Chirac comprend, Bernadette tempête. Ils ne seront pas du second mariage. Ils enverront un cadeau, «un service à champagne en cristal de Saint-Louis».

La politique. Pour Anh-Dao, une critique, même modérée, même mineure, du père président est inimaginable. Elle voudrait voir Chirac se lancer dans un troisième mandat, signe de bonne santé et preuve que rien ne change. D'où son refus de choisir entre Sarkozy et Villepin. Quand on gratte un peu, on découvre une autoritaire, assez réac. Qui a créé une association qui récompense «le dévouement civil et militaire». Et qui pense que les immigrés n'ont qu'à faire des efforts pour s'intégrer et qu'ils se doivent d'aimer ce beau pays qu'est la France. Ce paradis que préside toujours son «père» vénéré.

Par Vaillant Luc Lé - Libération - 4 Fevrier 2006