~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Requiem pour une Asie perdue

Jean de la Guérivière a "couvert" pour Le Monde, en avril 1975, la chute du régime proaméricain de Saïgon. Retourné en Indochine avec un visa de touriste, il a mesuré ce qu'elle est devenue, et que personne, c'est le moins qu'on puisse dire, n'avait prévu. D'une enquête fouillée, servie par une profonde connaissance du sujet et par beaucoup d'ingéniosité et de talent, il croit en effet pouvoir conclure que d'ici à quelques années, les Vietnamiens, si l'on sait les y aider un peu, auront "réussi, à leur manière tranquille et inventive, la plus souriante des sorties du communisme".

Ni apologie de la colonisation ni réquisitoire, ce témoignage d'un esprit que son honnêteté profonde n'empêche pas d'être fort futé est particulièrement bienvenu en ces temps propices à la dénonciation.

Il séduira d'abord ces Français qui ont laissé une partie de leur coeur dans la péninsule, et qui sont de plus en plus nombreux à aller y passer des vacances, voire à s'y établir à nouveau, mais aussi tous ceux qui ont, colons, fonctionnaires, commerçants, voyageurs, militaires ou plus simplement lecteurs des livres de Claude Farrère, Malraux, Albert Londres, Lucien Bodard, Jean Hougron, ou spectateurs de films inoubliables, de L'Amant à Apocalypse Now, éprouvé à l'égard de l'Indochine cette fascination, cet "envoûtement" dont la Guérivière a fait le titre de son ouvrage.

Qu'on ne s'imagine pas pourtant qu'ils pourraient, quelque envie qu'ils en aient, y retrouver une part importante de l'influence perdue. Trente et un ans après la fin d'une guerre dont on ne peut nier qu'ils l'avaient pourtant menée sans excès de scrupules, les Américains, y compris les "vétérans" qui s'y sont longtemps battus, font l'objet de beaucoup plus d'attentions que nos compatriotes. Le dollar a libre cours au Nord comme au Sud, les échanges entre la patrie de l'oncle Sam et celle de l'oncle Ho se développent à vue d'oeil, et l'appartenance du Vietnam à la francophonie n'empêche pas la pratique de la langue anglaise d'être bien plus répandue que celle de la nôtre.

L'Indochine française, imaginée au temps de Napoléon III pour remplacer les empires perdus des Indes, du Canada et de la Louisiane, n'a aucune chance de revoir le jour. Les trois pays qui se la partagent aujourd'hui sont près de deux fois plus peuplés au total que la France, et ils sont assez grands pour se diriger tout seuls. De plus, la majorité de la population est beaucoup trop jeune pour garder le souvenir des terribles épreuves subies.

Tout cela, la Guérivière aurait pu nous le dire dans un essai savant et chronologiquement bien charpenté. Il a préféré nous entraîner dans une sorte de rivière aux parfums, chaque chapitre traitant un aspect de ce qui constitue en fin de compte une sorte de petite encyclopédie de l'Indochine d'hier, d'aujourd'hui et de demain. On ne peut qu'applaudir son alacrité.

Indochine, l'envoûtement - Jean de la Guérivière "L'histoire immédiate", Seuil, 414 p., 23 €

Par André Fontaine - Le Monde - 6 Juin 2006