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Ces hommes de l’ombre qui font la grande histoire

Le film de Fleur Albert révèle au grand jour le rôle qu’ont pu jouer des communistes français en Indochine pour l’indépendance vietnamienne, au début des années cinquante.

Tout commence par la rencontre entre Fleur et Maï. Maï a un père français, André, et une mère vietnamienne, Thuy Cam. Maï a deux lieux de naissance, le vrai, au Vietnam et celui qui est inscrit sur ses papiers, à Prague. De quoi intriguer Fleur, qui fait de ses questionnements et de ses rencontres autour de l’histoire de Maï, un film, le Silence des rizières. Après André, âgé aujourd’hui de quatre-vingt-quinze ans, Fleur rencontre Roland, qui n’est autre que Jean Marrane, tous deux militants communistes envoyés, au début des années cinquante, comme experts auprès de Ho Chi Minh, puis Henri Martin. Elle se rend au Vietnam avec Maï et Thuy Cam et les suit avec sa caméra à la recherche de traces de leur propre vie. Selon un montage subtil d’archives rares, de rencontres de compagnons vietnamiens d’André et de Roland, le film de Fleur Albert est un hommage à ceux qui ont aidé, entre autres tâches, au rapatriement des prisonniers français, engagés volontaires dans une sale guerre coloniale française. Dont les enjeux se révèlent à travers une épopée collective faite de destins individuels.

Vous êtes une jeune réalisatrice. Pourquoi l’Indochine ?

Fleur Albert. Ma famille est originaire de la campagne nantaise, peu républicaine. Mon père, fils de paysans, s’est battu pour étudier. De tourneur fraiseur, il est devenu cadre dans l’industrie automobile. Ce qu’on appelait une « trahison de classes ». Je me sentais, aussi, « décalée » mais si désir de culture l’a emporté. J’ai toujours eu conscience de l’effort et du prix à payer pour acquérir un idéal. Mon film précédent, Clarisse est partie..., traite de ma tante qui a vécu trente ans au Niger. Institutrice, elle a participé activement aux programmes de télévision scolaire en Afrique. Je suis obsédée par ces paroles confisquées, et j’ai une conscience aiguë de la perte de mémoire, de la résistance et de l’oppression. Pour ce film, j’ai tiré sur tous ces fils liés à l’histoire du colonialisme. L’obsession de l’origine du sentiment politique est sûrement ce que j’essaie de structurer dans le Silence des rizières. Le Vietnam était un lieu de promesses et je voulais creuser l’idée d’un sentiment politique charnel et organique.

Mon récit est polymorphe, bâti sur une absence génératrice de mystère. Pourquoi André ne parle pas face à la caméra ? Pourquoi n’a-t-il pas d’existence historique ? J’ai une profonde admiration pour le cinéma de John Ford, et l’histoire d’André possède les composantes romanesques de ce qu’est la traversée d’une frontière, le combat pour la liberté, l’amour d’une femme, la « trahison », l’empêchement, le secret et la solitude. C’est une fiction du réel, un chant épique, une saga orale qui ne s’appuie que sur le témoignage.

J’appartiens à la « génération Mitterrand », soi-disant dépolitisée, avec très peu de symbole et je suis fascinée par ces hommes de l’ombre qui font l’histoire. Ceux qui ont vingt ans aujourd’hui se foutent de la guerre d’Indochine. Mais l’histoire de gens qui combattaient pour un idéal peut leur parler. Godard dit que « les enfants sont des prisonniers politiques de l’histoire de leurs parents », et si Maï porte ce fardeau, mon propre regard est aussi nourri de l’histoire de mon père. Mais ces gens détenaient en eux quelque chose d’unique : le silence d’André, sa lettre circulant parmi ses camarades forment une sorte de prisme. Chacun y projette ses pensées. Son silence vient d’un monde qui s’est étiolé.

Votre démarche, inscrite dans l’histoire, est agréablement surprenante...

Fleur Albert. Faire des films est un engagement, une résistance. Les cinéastes que j’admire sont des francs-tireurs tels Chris Marker, les Straub, Kramer ou Pedro Costa, qui m’aident à exister et à réfléchir. Pour montrer nos films, il faut inventer des solutions alternatives. La vocation « pédagogique » de la télévision étant passée à la trappe, de grands cinéastes ne tournent plus. J’ai été assistante de Godard sur Éloge de l’amour. À la fin du tournage, il m’a donné une toute petite caméra et m’a dit : « Faites des films pour les gens que vous aimez et après on verra. » Le Silence des rizières existe parce qu’il y avait des gens que j’aimais.

Par Michèle Levieux - L' Humanité - 28 Janvier 2006


Cinéma : Un documentaire sur le Vietnam en salles en France

Le documentaire Le silence des rizières de Fleur Albert est sorti le 25 janvier en salles à Paris et Lyon dans un premier temps. Le silence des rizières propose un éclairage singulier et inédit de la guerre d'Indochine, cette guerre oubliée, à travers ceux qui ont lutté contre le colonianisme et pour la liberté du Vietnam. Mai est la fille de l'un d'entre eux, un Français "André". Elle revient sur ses traces au Vietnam, avec sa mère Thuy Cam. Le film interroge les conséquences intimes de l'histoire au sein d'une famille, avec son lot de mythologies, de sacrifices et de cloisonnement.

Les destins mêlés de ces acteurs de l'ombre concentrent sous un jour cru que furent les enjeux humains d'une guerre de décolonisation et d'une indépendance nationale, en pleine guerre froide. En particulier, 2 soirées spéciales consacrées à la rencontre débat avec la réalisatrice Fleur Albert aura lieu à 20h30 ce jeudi 26 janvier à Le cinéma, 18 rue St Polycarpe - 69001 Lyon et mardi prochain 31 janvier à Espace St Michel, 7 place St Michel - 75005 Paris.

Le Courrier du Vietnam - 26 Janvier 2006


Les paroles du silence

Le Silence des rizières, de Fleur Albert. Couleur, 1 h 30

Une jeune femme, Maï, née d’une mère vietnamienne Thuy Cam et d’un père français connu sous le seul pseudonyme d’« André », entreprend un voyage au Vietnam où elle naquit cinquante ans plus tôt, en 1953, peu avant la chute de Diên Biên Phu. Sa mère et une jeune cinéaste l’accompagnent, lors de ses rencontres avec de vieux Vietnamiens, compagnons de combat de son père. Militant communiste, André que l’on ne connaîtra que sous ce pseudonyme de clandestin, avait été envoyé en 1951 en Indochine par la direction de son parti comme délégué permanent auprès des maquis vietnamiens. Il quitta le Vietnam avec femme et enfant au lendemain des accords de Genève, en 1954, et vécut avec elles quelques années à Moscou, Prague et Varsovie avant de pouvoir retrouver la France et ses activités militantes.

Il a quatre-vingt- seize ans, il vit toujours, séparé de sa famille, n’ayant livré à sa fille, dit-elle, que « quelques bribes sur ce qu’il tient pour les plus belles années de sa vie ». On ne le verra pas dans ce film, le Silence des rizières, sur les traces réticentes d’un père peu enclin aux confidences, au cœur d’une histoire à l’image de ce vingtième siècle où l’épopée côtoya l’horreur. De lui, on n’aura que quelques phrases d’une lettre adressée à la réalisatrice qui lui avait communiqué son projet de film et qu’elle montre à ses compagnons qu’elle interviewe. Ce sera à eux, ses camarades, dont Roland (Jean Marrane) envoyé en Indochine dans les mêmes conditions que lui, d’éclairer son cheminement, des FTP de la région parisienne et des prisons de Vichy aux maquis de Hô Chi Minh. Dans la lettre que vient de lire Roland, André disait : « Je n’étais qu’un ouvrier, qui a lutté par patriotisme et internationalisme. » Et encore : « C’est sur l’héroïsme du peuple vietnamien qu’il faut se retourner, pas sur moi. » Ainsi cet absent, par son mutisme même, ancre le film dans l’histoire de cette « sale guerre » et des résistances qu’elle rencontra, dans l’histoire du militantisme tel qu’il pouvait alors être vécu. Histoire secrète, dit un des intervenants, dont une phrase sur le silence longtemps gardé par les militants éclaire le titre. Un silence à vrai dire relatif puisque, en 1973, Jacques Doyon publiait (chez Fayard) les Soldats blancs de Hô Chi Minh, essentiellement consacré aux déserteurs de cette guerre, évoquant à plusieurs reprises l’action d’André, notamment son rôle dans « la politique de clémence du président Hô Chi Minh dans le traitement des prisonniers ».

L’histoire, donc, la grande, mais aussi une autre, qui se dévoile dans l’avancée même du film, entre présent des entretiens et passé des archives qui l’éclaire. Ainsi, en même temps qu’on découvre un pays, voit-on surgir une figure inattendue dans cette aventure : la mère de Maï, Thuy Cam. Danseuse dans une troupe ralliée au Vietminh qui donnait des représentations au maquis, elle avait été remarquée par André, qui demanda à l’épouser. Proposition qui, à l’entendre, d’abord ne l’enthousiasma pas. Bonne militante, elle y consentit pourtant. Commença pour elle une nouvelle vie qui allait l’amener à quitter son pays. Le retrouver la dénoue un peu plus à chaque rencontre jusqu’à ce moment où elle pénètre dans une sorte de terrier, trou de protection contre les bombes où elle accoucha cinquante ans plus tôt, et se pelotonne dans cet utérus : puissance de l’image, c’est à une renaissance qu’on assiste. Dans ce même temps du déroulement du film, la figure de Maï, à l’origine de ce voyage et du film, en quelque sorte s’estompe. Sa mère parle, et elle devient de plus en plus silencieuse, au bord de l’effacement. C’est que si sa mère retrouve ses racines, Maï les cherchera sans doute toujours. Dans la danse, peut-être, qu’elle pratique, comme on le verra à un moment, muette pavane... Deux silences ainsi se recoupent, dans ce moment de l’histoire de deux pays, France et Vietnam, celui du père qui ne veut plus parler, celui de sa fille qui n’y arrive pas. Et une parole se lève, celle d’une mère, montant de « l’autre côté » de la même guerre, parole claire qui rencontre les images du pays, villes et campagnes saisies dans leur quotidien pacifié. Un documentaire peut - et même doit, s’il ne veut pas être que reportage - cacher une fiction. Ainsi de celui-là qui, au cœur même de la leçon d’histoire qu’il rappelle, met en place, poignante richesse, des personnages que cette histoire a marqués à jamais.

Deux silences se recoupent, une parole s’élève.

Par Emile Breton - L' Humanité - 25 Janvier 2006