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« Apocalypse Now » ou la fuite dans le symbole

« Apocalypse Now » n’est ni le premier ni le dernier des films américains grand public sur la guerre du Vietnam, mais c’est assurément le plus pervers : fasciné par la « beauté de l’horreur », Francis Ford Coppola abandonne l’histoire pour la parabole et l’allégorie. Et la démence inspirée de Kurtz oblitère celle de la guerre … (Novembre 1979.)

On hésite, quand bien même ne serait-ce que pour se limiter à deux ou trois mises au point ou pour dissiper quelques équivoques, à grossir encore le flot de littérature, de bavardage dont Apocalypse Now est l’occasion. Quoi que l’on puisse dire, du reste, on est pris au piège et on fait, malgré soi, de la promotion commerciale : l’importance de l’« événement » créé par le couple information de masse-publicité ne saurait qu’augmenter du fait du moindre commentaire, si négatif soit-il. Nous sommes soumis à la loi unique du quantitatif, et chaque ligne est récupérée par un système mis au point avec suffisamment de précision et d’efficacité pour que tout ce qui échappe à cette loi soit immédiatement placé hors circuit : millions de dollars, années de travail, nombre d’hélicoptères, opinions et jugements, tout cela s’additionne. Le discours d’Apocalypse Now est celui du nombre.

Il y a pourtant un film, et qui est tout autre chose que cela. Coppola, au demeurant, n’est pas responsable de ce discours mystificateur : la démesure, l’excès avaient probablement chez lui une signification, répondaient à un besoin. Ou, plus exactement, à un dire. Ce dire, sans doute, était assez confus, assez équivoque, et l’auteur semble le reconnaître volontiers, puisqu’il avoue que son film fut en somme une aventure où il s’est lui-même quelque peu perdu. Mais c’est cela, en fin de compte, qui est intéressant : retrouver, sous le discours fabriqué par les affirmations péremptoires et aventureuses de la critique, les louanges excessives, les interprétations abusives et les exégèses à courte vue, ce dire incertain, halluciné, obscur. Un dire qui est aussi, par voie de conséquence, ambigu et suspect, et dont l’incertitude a peut-être, avec l’assurance ostentatoire, l’insolent éclat de la forme, une relation de caractère logique.

Sur le triple plan du cinéma, de l’histoire et de la signification ultime du film, il faut donc récuser ce discours des « médias ». On a d’abord célébré tout à la fois le spectacle et son contenu de réalité (ce qui, en soi, est déjà contradictoire), dans le style « beauté fascinante de l’horreur ». Enfin, le vrai visage de la guerre, a-t-on dit. Propos déjà entendu, et même depuis fort longtemps : n’est-ce pas celui qui est proféré régulièrement chaque fois qu’un film — ou un roman — va un peu plus loin dans la peinture de certaines réalités guerrières ? Mais est-il de quelque intérêt de se demander si, effectivement, la vérité est un peu plus approchée, lorsqu’il s’agit d’un spectacle ?

Et, particulièrement, du spectacle de la guerre ? Depuis que le cinéma existe, celle-ci a-t-elle jamais, en effet, été autre chose sur l’écran qu’un spectacle ? La formule abrupte de Michel Mardore dans Le Nouvel Observateur — « Tous les films de guerre sont des apologies de la guerre » — ne fait que nous rappeler une bien banale évidence : le spectacle a ses lois propres, qui changent la nature de l’objet perçu — en l’occurrence exaltant une réalité qu’on voudrait pourtant condamner — en raison à la fois des dispositions psychomotrices du spectateur et des structures propres de l’image ; si l’on veut réellement rendre sensible une réalité telle qu’elle est, il faut donc recourir à d’autres moyens.

Bien rares sont les cinéastes qui ont réussi à échapper au spectaculaire : même des hommes aussi pacifistes que Gillo Pontecorvo (La Bataille d’Alger) ou Francesco Rosi (Des hommes contre...) n’y sont pas parvenus. L’exception, c’est, s’en étonnera-t-on, Godard, qui, appliquant le principe de Péguy — il faut dire laidement les choses laides —, a, dans Les Carabiniers, donné à la guerre un visage, reconnaissons-le, bien peu séduisant. Encore qu’on puisse juger qu’un antispectacle est encore un spectacle...

Quoi qu’il en soit, le discours critique sur la vérité de la guerre dans Apocalypse Now manque de sérieux : il n’est que l’effet de la considération portée, de façon plus ou moins consciente, au quantitatif. Car il est parfaitement injustifié de voir dans le film de Coppola, du simple point de vue des faits qui y sont rapportés, une évocation de la guerre de caractère exceptionnel, et, encore bien moins, la première évocation véridique, par le cinéma américain, du conflit vietnamien.

La violence des combats, l’existence quotidienne du guerrier avec ses rêves, ses peurs et ses fureurs, la folie paranoïaque des chefs et le naufrage de la raison dans l’enfer du feu, du sang et de la souffrance, nous avons vu tout cela dans les films de Lewis Milestone et de Raoul Walsh, d’Anthony Mann et de Samuel Fuller, et de quelques autres (pour notre part, nous gardons un souvenir particulier de Between Heaven and Hell, de Richard Fleischer). Que, dans ces films aussi, ait joué le « renversement spectaculaire » (qu’on pourrait définir comme le glissement naturel du stade du spectacle au service de la critique du réel à celui de la critique du réel au service du spectacle) n’enlève rien à la valeur informative de ce qu’ils montraient. Mais sans doute les auteurs ont-ils moins abusé des projecteurs, des fumigènes, des fusées éclairantes et des effets électroacoustiques. Le spectacle qu’ils nous proposaient, ils le voulaient encore « réaliste ».

Coppola, lui, a voulu se hausser à un autre niveau : il l’a dit, il n’y a pas chez lui de réalisme, son film tient de l’opéra, du mistere médiéval, du spectacle de music-hall, de la vision psychédélique. Il est conçu comme une expérience sensorielle violente, inédite, le spectateur doit être pris dans un véritable processus hallucinatoire, et il doit « flipper », décoller. D’où l’enthousiasme de certains, qui ont cru reconnaître dans cette « beauté » très fabriquée — et qui nous vaut, ne le nions pas, quelques « morceaux » dont il est difficile de ne pas encaisser le choc : le mitraillage du village vietnamien, la soirée du « théâtre aux armées » — la « beauté » même de la guerre, confortés dans leur jugement par certaines déclarations imprudentes de l’auteur, parlent de la « séduction » de celle-ci (comme si l’hystérie nationaliste et la haine homicide qui en découle ne suffisaient pas...). A ces appréciations irresponsables, on répliquera seulement qu’il est bien difficile à la guerre de ne pas être « séduisante » en Technicolor, 70 millimètres et Dolby Stéréo, et qu’en tout état de cause cette « séduction » ne doit tout de même pas être ressentie de façon parfaitement identique par ceux qui font la guerre et ceux qui ne peuvent que la subir...

Si on garde la tête froide, on remarquera donc simplement ceci : qu’Apocalypse Now ne nous en dit pas plus sur le Vietnam que Retour ou Voyage au bout de l’enfer — et plutôt moins —, qu’il n’a rien du caractère accusateur, protestataire de Winter Soldier, du Cœur et l’Esprit ou même d’Un membre de la famille, et qu’il est tout aussi ambigu qu’un film comme Le Merdier. Que dénonce Coppola ? Les crimes américains au Vietnam ? Allons donc ! Veut-il nous faire croire qu’on a poursuivi un officier pour le meurtre de quatre agents doubles, alors qu’il existait un plan du Pentagone, le plan Phénix, destiné à l’élimination de tous les cadres nord-vietnamiens ?

N’est-ce pas plutôt le vieux mythe de la « guerre propre » qu’on nous ressert ici, assorti d’une invite à l’indulgence, à la compréhension attendrie pour ces officiers d’élite qui, poussés à bout par la traîtrise et la barbarie de l’ennemi, sont sortis de la légalité ? N’est-ce pas là une figure que nous connaissons bien et que nous avons retrouvée dans maints westerns, sous l’uniforme sudiste ou nordiste, ou dans plus d’un film noir, sous la défroque traditionnelle du « fédéral » ou du « privé » ?

La vérité, c’est qu’Apocalypse Now n’est pas un film sur le Vietnam. Ou, plus exactement, si c’est bien un film de l’après-Watergate, de la moralisation cartériste et de la mauvaise conscience, ce n’est pas un film politique. Le Vietnam dont il s’agit ici est un Vietnam intérieur, mythique. Ce qui explique sans doute que le Vietnamien lui-même y soit physiquement si peu présent. La faillite de l’Histoire se traduit, dans Apocalypse Now, par l’impossibilité de raconter une histoire tirée vraiment de cette Histoire. C’est de cette impossibilité que témoigne le scénario : à l’Histoire utilisée de façon anecdotique, fragmentaire, se substituent finalement la parabole, l’allégorie, le refuge dans la spéculation métaphysique, dans la dimension symbolique (ce dernier trait n’est-il pas caractéristique également d’une certaine réflexion politico-philosophique d’aujourd’hui, qui prétend, en quelque sorte, que l’Histoire n’est plus pensable ?). Le style du film, dès lors, change totalement, et c’est sur la fascination d’un visage, celui de Marlon Brando, que va jouer essentiellement le cinéaste.

Le Vietnam est oublié : nous sommes dans un décor sans localisation réelle, au bout, ou plutôt hors du monde. Le personnage de Kurtz de son côté, directement inspiré du Cœur des ténèbres, de Joseph Conrad (il porte du reste le nom même que le romancier avait donné à son héros), échappe à la dimension historique et se revêt d’une grandeur nietzschéenne. Sa démence n’a rien à voir avec les misérables obsessions, les dérisoires manies des autres militaires du film. Elle est chargée d’un sens positif : c’est celle d’un inspiré, d’un initié. Celle de l’ange exterminateur, du prophète. N’oublions pas que le mot « apocalypse » veut dire « révélation »... Kurtz a vu l’horreur (et cette vision est une vision authentique, elle est sans rapports avec la matérialité des événements qui l’ont suscitée), l’horreur qui est peut-être la vérité de notre époque, comme le langage de la folie est peut-être le langage même de cette vérité (dans un monde où le sens est perdu, la folie pourrait bien être ce qui a encore le plus de chances d’en avoir un...).

Kurtz est aussi un personnage qui a quelque chose de sartrien. Il veut assumer son époque, la « prendre sur ses épaules », et, pour cela, s’est, comme le Frantz des Séquestrés d’Altona, retiré du monde des vivants. Il cherche également, comme le Goetz du Diable et le Bon Dieu, le sens dans l’accomplissement conscient de ce qu’on appelle le mal, puisque les gens qui croient au bien ne peuvent que faire le mal sans en avoir conscience. Mais, si Coppola a énormément investi dans ces dernières séquences, c’est, de toute évidence, au niveau de l’inconscient. Si l’itinéraire du capitaine Willard est typiquement conradien, marqué d’un pessimisme qui appartient bien en propre à l’auteur de Lord Jim (et jusque dans la métaphore existentielle du bateau), il ne peut manquer d’évoquer également cette douloureuse impossibilité du retour au primitivisme régénérateur, à la pureté originelle, thème qui est aussi celui de Délivrance, de John Boorman, par exemple, film dont, curieusement, le scénario n’est pas sans analogie avec celui d’Apocalypse Now.

Comme chez Boorman, la remontée du fleuve est une remontée dans le temps, et l’état sauvage, l’état de nature font progressivement retour à mesure que le bateau approche du terme de sa course (flèches, javelots, peintures du visage, puis du corps entier). Mais, toujours comme dans Délivrance, c’est le visage de l’horreur qui se découvre derrière celui de la nature originelle. La pureté primitive est à jamais inaccessible, car l’Amérique a commis la faute capitale, elle a perdu son âme (voir l’allusion au massacre de la villa Polanski), elle est en état de péché mortel : l’entreprise exterminatrice qu’elle a menée au Vietnam (« Nous le ramènerons à l’âge de pierre », disait le général Curtis LeMay) n’est que la répétition du meurtre fondateur, c’est-à-dire l’extermination de l’Indien, du Père.

C’est bien le Père que tue Willard au cours d’une scène dont la signification de mise à mort rituelle est suffisamment soulignée par le montage (parallèlement, on assiste au sacrifice d’un buffle) : Kurtz a revêtu le costume des bonzes, il a le crâne rasé, il est devenu partie intégrante de cette réalité ancestrale, qui nous ramène à l’aube de l’humanité. Un Père pour lequel l’amour, après l’admiration, n’a cessé, à mesure qu’il le connaissait mieux, de grandir chez son futur meurtrier, mais que celui-ci avait le devoir de tuer. Devoir d’autant plus impérieux que le Père appelait, désirait la mort de cette main filiale.

Par Christian Zimmer - Manière de voir / Le Monde Diplomatique - 1er Août 2006