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Duong Thu Huong l'inflexible

Jusqu'à la dernière minute, Duong Thu Huong aura manqué ne pas pouvoir venir à Paris. Ses papiers, son visa, son autorisation de sortie, tout semblait en règle pour qu'elle puisse séjourner en France à l'invitation de son éditeur, vendredi 27 janvier, quand soudain : patatras ! Le jour même de son départ de Hanoï, la police a tenté d'intercepter cette romancière de 59 ans dans les couloirs de l'aéroport, l'accusant de vouloir faire usage d'un passeport volé. Un document qu'elle venait pourtant de récupérer après dix ans de confiscation pour délit d'opposition. Le danger a été écarté grâce à sa détermination et à l'appui de l'ambassade de France. Mais l'affaire montre à quel point Duong Thu Huong est considérée comme une sorte de bombe par le régime de Hanoï.

Le crime de cette petite femme svelte et coquette, qui vit en résidence surveillée dans la capitale vietnamienne depuis plus de dix ans ? Refuser de s'incliner devant la force ; ne pas vouloir mettre sa langue ni sa plume au fond d'un tiroir. Romancière, nouvelliste, auteur de nombreux articles politiques et jouissant d'une grande notoriété dans son pays, Duong Thu Huong est la hantise des gouvernements qui se succèdent au Vietnam, depuis les années 1970.

D'une manière ou d'une autre, tous ont essayé de la faire taire, sans succès : Duong Thu Huong ressemble à une sorte de liquide particulièrement corrosif, qui ne se laisserait enfermer dans aucune bouteille, aussi grande, aussi flatteuse soit-elle (certains ont essayé de lui proposer honneurs et appartement ministériel). Ce que d'autres appellent "destin", elle pourrait le nommer adversité, ou seulement réalité — non pas une force irrévocable, fixée pour l'éternité, mais un flux légèrement plus plastique, plus malléable et parfois inversable. Née au nord du Vietnam et confrontée aux délires de la guerre, puis de la dictature, elle n'a jamais laissé le mot "fatalité" faire son nid dans sa vie. Toujours prête à prendre la parole pour dire la "vérité", elle a aussi mis en scène des personnages en lutte avec le destin. Sous son regard lyrique et cruel, des êtres se contorsionnent pour faire face à leur existence.

Tenir debout

Même quand le destin semble s'être refermé sur eux, certains parviennent encore à tenir debout. Ainsi des individus qui, dans Terre des oublis, voient leur existence basculer dans une sorte d'enfer moral, un beau jour du mois de juin. La catastrophe se présente sous les traits de Bôn, un ancien combattant ravagé par le "paludisme chronique", les effets de l'agent orange utilisé par l'armée américaine, et surtout, par les souvenirs de la guerre. Revenant dans son village d'origine quelques années après avoir été déclaré mort, Bôn y trouve Miên, son épouse, remariée avec un homme prospère qu'elle aime passionnément. A partir de cette trame qui, comme toutes celles dont elle a fait l'armature de ses six romans, est née d'une histoire vraie, Duong Thu Huong forge une longue tragédie placée sous le signe du dilemme moral.

A la différence du drame antique, dont l'ombre surgit ici et là, tout ne relève cependant pas de la fatalité. Car le sort, suggère l'auteur, n'est pas seulement une force venue d'en haut. Il est l'oeuvre des préjugés et des illusions, des brides que les hommes ont inventées pour contenir leurs pulsions. Très descriptif sans jamais être lassant, le roman offre un aperçu saisissant des coutumes qui donnent corps à ces "préjugés", notamment à travers quantité d'anecdotes et de personnages secondaires particulièrement savoureux. A l'opposé, il fait la part belle aux rêves, aux désirs et à l'évocation de la nature, dont l'ampleur, la luxuriance et parfois la dureté répondent aux états d'âme des êtres humains et reflètent leur part de liberté.

Que peut le destin ? Beaucoup, puisqu'il parvient à briser Bôn — la guerre fait l'objet de passages splendides —, mais pas tout, naturellement : Miên et son deuxième mari pourront trouver une issue à leur amour, prouvant ainsi que l'individu peut faire valoir des droits singuliers face aux diktats de la collectivité. Quitte à payer cette indépendance au prix fort — Duong Thu Huong en sait quelque chose.

Par Raphaëlle Rérolle - Le Monde - 10 Février 2006


Royaumes perdus et retrouvés

Au centre du triangle humain de Terre des oublis, un univers de souffle, aux dimensions cosmiques, le Vietnam

La romancière vietnamienne Duong Thu Huong a choisi une femme, Miên, et deux hommes comme héros de Terre des oublis. Les deux hommes sont les maris de Miên. L'un avait été déclaré mort à la guerre. Ce vétéran communiste revient un matin de juin. Assoiffé de vivre, il apparaît vite pour ce qu'il est: une figure du malheur et de l'impuissance. L'autre est l'aimé, épousé après deux ans de veuvage. Il lui a construit une maison avec une terrasse et donné un fils.

Miên sait qu'elle va perdre un bonheur qu'elle commençait à peine à découvrir. Sous la pression muette des autorités et de la collectivité de son village, elle prépare son départ comme un exil pour rejoindre ce fantôme sorti de la jungle et qu'elle avait oublié. Trois courbes de vie ligotées par le destin, foudroyées par une conjonction où la nouvelle situation de chacun paraît sans issue. Cette œuvre fait vivre de façon magnifique et nuancée le chant tragique de ces trois existences.

Il faut dire tout de suite que Terre des oublis appartient à cette catégorie de romans qui inventent au fil des pages leur inspiration, leur acuité, leur tempo et leur forme. Au centre du triangle humain, un univers de souffle, aux dimensions cosmiques, le Vietnam. Ce pays est le quatrième personnage du livre, raconté par une prose fluide et évocatrice, où se glisse la poésie. Des souvenirs, des espérances, des paysages, des clairs de lune, des vallées couvertes de fleurs éphémères, des plantations, des collines, des cerfs, des daims, mais aussi des hommes brûlés par les bombes et la dioxine, des cadavres déchiquetés par des vautours, les âmes des morts qui prennent beaucoup de place, des masures à toit de feuilles, des villas somptueuses, des jalousies et des haines fraternelles, le poids de la rumeur de la foule.

Ce roman est celui de l'amour, des passions enchaînées, des métamorphoses et des cicatrices, de la fragilité des royaumes perdus et retrouvés. On y croise des êtres épris d'absolu, des cœurs purs qui trébuchent, des volontés résignées, des héros qui ont raté le coche, des esprits écartelés; et la douceur de la vie, quand même: le parfum du thé, gingembre ou jasmin, des pâtisseries au miel, des journées de chasse, les appels stridents dans les halliers, et l'air saturé de l'odeur des grillades, de la viande sautée avec des oignons et de l'ail. Méditation sur la puissance de la vie, ce chef-d'œuvre de Duong Thu Huong nous fait entrer dans l'intimité d'un pays, mais aussi dans d'étranges contrées où les hommes ne cessent d'interroger leurs vérités intérieures pour s'approcher, non sans crainte, des secrets de leurs errances.

Par Daniel Rondeau - L'Express - 9 Février 2006