~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Ici est ailleurs

Retour après vingt ans d'absence du brillant Lâm Lê, toujours en quête d'identité.
20 Nuits et un jour de pluie de Lâm Lê, avec Natalia Wörner, Eric Nguyen... 1 h 25.

Il fait bon retrouver Lâm Lê après plus de vingt ans de silence et d'absence. 20 Nuits et un jour de pluie est le troisième volet longtemps retenu d'une trilogie sur le Vietnam comme pays à jamais lointain, lancée en 1981 avec Rencontre des nuages et du dragon, brillant récit d'enfance en Indochine, poursuivie par Poussière d'empire (1983), chronique d'un jeune homme perdu entre deux pays.

Chez Lâm Lê, le chez soi fonctionne toujours comme un ailleurs. C'est toujours vrai, même si ce nouveau film trouve l'utopie nostalgique à égale distance du néant, par ses lieux et ses personnages. Le film se situe à Java, donc ni en France ni au Vietnam, les deux empires de Lâm Lê, et met en présence deux amants baisant comme à fronts renversés : elle est allemande mais vit à Java, lui est vietnamien mais vit à Paris et ne connaît rien de «chez lui». Ce qui est beau dans cet amour, c'est qu'elle est la colonisée et lui le colonisateur, alors que la couleur des peaux et les références historiques devraient dire le contraire. Autre contentement : les corps sont toujours aussi bien filmés, et la nature se fait sensuelle, sans jamais servir de carte postale exotique. Sous le volcan, les ombres javanaises ont parfois la splendeur mélancolique des passions en exil.

Par Antoine de Baecque - Libération - 8 Fevrier 2006


Mes dates clés

" 1954. Pourquoi nous jette-t-on des pierres et nous traite-t-on de viêt gian (traître en vietnamien) sur la route de Hanoi à l'aéroport Gia Lâm (1) ? Je suis perdu dans le GMC (2) du convoi que l'armée française a organisé pour évacuer vers le Vietnam du Sud ceux qui refusent le régime communiste après Diên Biên Phu. Je n'ai que 4 ans et les pierres ne me font pas mal.

1956. Resté seul à la maison, au lieu de finir mes devoirs, je préfère copier Hergé, Jo et Zette en Inde, je crois, car l'éléphant que j'ai dessiné est aussi beau que l'original. Tellement beau que je ne vois pas venir la gifle que mon père donne en traître dans mon dos. Cette gifle, qui m'a fait voir de vraies étoiles, m'a décidé à devenir artiste plus tard.

1963. Je vois de mes yeux l'immolation du bonze qui proteste contre le dictateur Ngô Dinh Diêm, le pantin des Etats-Unis. C'est au coin de ma rue, dans le IIIe arrondissement à Saigon. Première manifestation lycéenne. Premier coup d'Etat. Premier éveil à la conscience politique.

1968. Le peuple de Paris dans la rue. Classes prépa au lycée Saint-Louis à un jet de pavé de la Sorbonne. Pas de métro. Avec Louis-le-Grand et Henri-IV, convoi en camions militaires pour aller passer le concours de Polytechnique au fort de Vincennes. La honte tout le long du parcours où les futures élites de la France se font violemment conspuer. Sacré rendez-vous de mai. Cette fois, les insultes me font plus mal que les pierres en 1954.

1972. Orlando Furioso mis en scène par Luca Ronconi dans les ruines des halles Baltard. Fulgurant. La scène à l'italienne éclatée en mille morceaux. L'art et la vie se parlent dans une sensualité chatoyante. Pourquoi continuer à mettre ma vie en équations alors que la vraie est à portée de main ? J'entre en peinture aux Beaux-Arts. Mon père me renie par lettre.

1980. Mon premier film, Rencontre des nuages et du dragon, filmé comme s'il avait été dessiné plan par plan. Pas un mètre de pellicule à la poubelle au montage. Test à plus grande échelle, comme directeur artistique sur Garde à vue de Claude Miller. Aussitôt courtisé par certains cinéastes et pas des moindres. Tous poliment récusés. Le découpage n'est pas une question de technique, mais d'écriture. Je me sens si loin de leur cinéma.

1981. Fête à la Bastille. Ivresse avec Rencontre des nuages et du dragon sélectionné à Cannes. Fierté immense de faire entendre pour la première fois du vietnamien dans le plus grand des festivals («cette haleine sonore de la patrie» dont parle Kafka). «Une révélation», titre un grand quotidien chéri. J'aime le cinéma et la vie me le rend bien.

1983. Retour au pays d'enfance pour tourner Poussière d'empire, une première mondiale pour une fiction occidentale au Vietnam. Je me sens fort, plus fort que ceux qui, sous prétexte de censure administrative, m'ont empêché de montrer à mes amis vietnamiens les Mizoguchi, les Ford, les Lang, les Renoir que j'ai emportés en VHS dans mes bagages. Restituées seulement à mon départ, mes cassettes sont restées calées au même endroit. Les films n'ont jamais été visionnés. Je me sens étranger dans mon pays d'enfance, comme dans mon pays d'adoption.

1988. Je filme en Vidéo 8 la venue au monde de mon fils, de ses neuf mois de présence intra-utérine à sa naissance en live avec le time code en bas de l'image. Au Vietnam, on a déjà un an quand on sort du ventre de sa mère. Une année de vie en images.

1999. Rencontre avec un livre au titre prémonitoire : Tu écriras sur le bonheur de Linda Lê. L'écrivaine, exilée comme moi, trace les fondements d'une «littérature déplacée» : une littérature née sous le signe de la perte et non de l'héritage, de la dépossession et non de la propriété. Je décide de tout larguer pour retourner à tout prix dans le pays du cinéma.

2005. Délit de faciès à l'aéroport de Hambourg. Je reviens de Berne où je finis l'étalonnage de mon film. J'entre donc dans l'espace Schengen. On me refuse mon passeport français, prétextant que c'est un faux. Les policiers allemands m'obligent à prouver que je suis français. Je leur parle en français et en anglais. Ils me répondent en allemand, histoire de m'humilier le plus possible. Le virus Sarko a traversé le Rhin, même à la nage ! Un mois après, j'apprends qu'on a voté, le jour de mon anniversaire, une loi révisionniste qui bénit les bienfaits de la colonisation. La banlieue flambe. Logique. Si ceux qui décident de notre cinéma, CNC, Arte et consorts, avaient médité un instant cette réflexion de Serge Daney sur le cinéma, «qu'il m'apprenne à toucher inlassablement du regard à quelle distance de moi commence l'autre», peut-être nos petits frères de banlieue auraient-ils projeté leur désespoir sur l'écran de nos rêves éveillés au lieu de jeter des pavés sur les représentants du pouvoir. Pour réduire la distance qui les sépare de ceux qui les ignorent et les méprisent. Rendez-vous en 2007. Hasta la victoria, siempre. "

(1) Ancien aéroport militaire de Hanoi.
(2) General Motors Car, les mêmes qui ont libéré Paris.

Par Lam Lê - Libération - 8 Fevrier 2006