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Tout feu, tout femme

Les romans de Duong Thu Huong ne paraissent plus au Vietnam mais à l'étranger. Rencontre avec une dissidente, entre engagement et littérature.

Duong Thu Huong est la romancière du Vietnam la plus connue au monde. Depuis qu'elle a été emprisonnée sept mois en 1991, et qu'elle doit sa libération à l'intervention de personnalités occidentales, elle n'est plus éditée dans son pays. Elle vit à Hanoi. Elle n'est pas, au sens strict du terme, en résidence surveillée, précise son traducteur, Phan Huy Duong : «Elle se déplace comme elle veut, mais elle a deux policiers en permanence devant chez elle, jour et nuit, qui interpellent ses visiteurs, rapportent ses conversations. Elle ne peut pas avoir de vie privée.»

Duong Thu Huong, qui est née en 1947, a été exclue du Parti communiste en 1990, et de l'Union des écrivains. On lui reproche ses prises de position iconoclastes, son engagement pour la démocratie. Son traducteur dit : «Dans une société confucéenne, la place d'une femme n'est pas là. Pendant la guerre, on l'affiche, c'est émouvant, mais après, on attend d'elle qu'elle retourne à la cuisine.» Pendant la guerre, partie pour le front à l'âge de 20 ans, Duong Thu Huong dirigeait une troupe d'animation artistique. Elle est à Paris pour la sortie de Terre des oublis. Elle est souriante, joyeuse. Et puis, tout d'un coup, elle jette des flammes.

A quel moment avez-vous eu l'idée de «Terre des oublis» ?

Cette histoire était là depuis longtemps, elle vient de la province de Quang Binh [afin de nous faciliter la tâche, Duong Thu Huong note sur un papier : «Quang Binh est une province du centre du pays, dans la guerre c'était la ligne du feu»], comme Roman sans titre et Myosotis. J'ai écrit Roman sans titre comme une dette envers mes amis défunts, chacun de ces livres sort des souvenirs qui me hantent, les histoires s'entassent dans ma tête et une par une je dois m'en libérer. Pendant la guerre, je travaillais au comité de la culture provinciale de Quang Binh. Après la libération du Sud, je suis restée dans la même région. Ce territoire me frappe violemment, parce que là-bas toute ma jeunesse se passe, j'ai rencontré des gens si différents, des soldats, des civils, des victimes, des blessés, et même des déserteurs, il y avait beaucoup de camps pour les rééduquer, là-bas, dans la province de Quang Binh.

Vous dites toujours que vous ne vouliez pas devenir écrivain.

Je suis devenue écrivain par hasard, pour me libérer des douleurs. Je ne suis pas si intéressée par ce métier, mais je le vois comme une façon unique de survivre. Dans mon adolescence je rêvais de devenir une championne, pas un écrivain.

Une championne de quoi ?

De ping-pong, de gymnastique, de barres parallèles !

Quand avez-vous décidé d'écrire ?

En 1980. J'écris des nouvelles. Auparavant, en 1970, pendant la guerre, pour imiter mes amis du comité culturel, je commence par de petits morceaux, des poèmes, en amatrice. Je joue, les poésies sont une sorte de distraction, j'adore ça. Je me souviens de ce moment, je n'ai aucune idée de devenir un écrivain professionnel. A partir de 1980, je me concentre. Je commence à me sentir en quelque sorte capable de suivre ce métier. Une impression très vague, parce que je dois gagner ma vie par ailleurs, en étant scénariste. A l'époque, scénariste, ça ne veut rien dire, le cinéma véridique n'existe pas encore dans un pays aussi pauvre que le Vietnam, ce n'est que de la propagande. J'ai écrit le scénario de cinq films, qui ont été réalisés par d'autres. Comme tous les scénaristes, j'ai voulu passer à la mise en scène, cela a été pour moi un grand rêve raté, qui m'a nui et m'a mise en faillite. J'ai écrit un documentaire artistique, le Sanctuaire des espoirs, j'ai mis tout mon argent dans le financement du film. Comme dans mes textes politiques, je critique le régime, c'est pourquoi, au laboratoire, on a détruit toute la pellicule. C'était en 1990, un an avant mon arrestation. J'avais tourné l'hiver 1988, le film m'a pris du temps. Un film, c'est beaucoup plus dur qu'un livre, écrire ne demande pas d'argent, de matériau, surtout ça ne demande pas de relations avec autrui. Terre des oublis est peut-être long, mais je l'ai écrit comme les autres, régulièrement, pendant une année et quelques mois. Après je me repose, je m'occupe de ma famille. Une année ou deux, ça dépend, et j'amorce un autre roman.

Vous est-il arrivé de parler de vous dans un roman ?

Pas encore. Dans chaque histoire, je mets mes pensées, mes rêves, mes illusions et mes désillusions, mais ce n'est jamais autobiographique. J'ai déjà écrit des mémoires, quand j'étais à Paris en 1994 (1), tous mes amis craignaient qu'on m'arrête à nouveau, ou qu'on me tue, et ils m'ont demandé d'écrire mon histoire. J'ai écrit un texte qui s'appelle les Chandelles blanches, qui est resté inachevé car je devais retourner là-bas. Ce n'est pas le moment d'achever ce livre, puisque je suis moi-même le livre inachevé. Chez moi, tout est clair, les démarcations sont nettes. Roman c'est roman, autobiographie c'est autobiographie, je ne veux pas mêler les deux choses. C'est mon caractère. Je suis rigide, un peu trop sérieuse. Trop simple pour créer quelque chose de bien sophistiqué et de bien délicat. J'aime les frontières. Par exemple, chez les êtres humains, beaucoup de choses sont très agréables quand elles restent vagues. Entre l'amitié et l'amour, ou dans le sentiment entre un frère et une soeur, on ajoute une sensualité incestueuse, ça attire les autres, ça bouleverse, ça alimente les rêves en secret, cela crée une beauté extraordinaire pour la littérature. Moi je n'aime pas ça, ni dans la vie, ni dans la littérature. Je n'aime pas les ambiguïtés. J'ai reçu une éducation féodale stricte.

Quelle était votre famille ?

Une famille traditionnelle. Qui accepte et pratique strictement les principes de la morale ancienne. Ma grand-mère paternelle était une propriétaire terrienne. Côté maternel, on était médecin, enseignant. Mon père était un ingénieur de la communication sans fil. Il a fait ses études à l'école supérieure technique de France à Hanoi. Après, il a été ingénieur sur un bateau français civil, jusqu'à la guerre entre les deux pays.

Que pensez-vous des débats actuels en France, sur le passé, sur la colonisation ?

C'est inutile ! Ce qui est passé est passé. Mais l'histoire se forme toujours comme ça ! Les Chinois ont été les envahisseurs envers les Vietnamiens, les Français ont été les envahisseurs envers les Vietnamiens, mais les Vietnamiens ont été les envahisseurs envers les Cambodgiens, et envers les Cham. Nous autres contemporains ne sommes pas responsables de ce qui s'est passé avant nous. Pourquoi creuser pour exhumer un cadavre bien enterré ? C'est beaucoup de temps perdu. Peut-être suis-je trop franche. Mais je ne suis pas un homme politique. Ma lutte pour la démocratie est une lutte gratuite, désintéressée. Il se trouve que je n'ai pas besoin de plaire. Je suis libre.

Vous servez-vous de vos romans à des fins politiques ?

Non, jamais. Le roman, c'est pour moi-même, les textes politiques sont pour les autres. Là, je m'engage. Mais pas dans un groupe, ni dans un parti. Je suis toujours une louve solitaire. Je me sens très bien avec moi-même.

Pourquoi vous battre ? Pourquoi ne pas rester chez vous à écrire ?

Je ne peux pas continuer à écrire quand on me demande de l'aide. Le temps est déchiré, et moi aussi. C'est ma destinée. Pourquoi «Terre des oublis» est-il un roman si cru, si directement sexuel ? Cela vous étonne parce que je suis une Asiatique ? C'est mon caractère. J'ai toujours appelé le chat le chat, la vérité la vérité. Je ne suis pas douée pour tourner autour. Je suis totalement libre dans ce domaine, je dois faire comme je suis.

N'est-ce pas pour cela que vous êtes censurée ?

Mais non, Roman sans titre, Myosotis et ce livre-là ne sont pas publiés chez moi. Ils le sont seulement en langue étrangère. J'écris en vietnamien, puis mes amis allemands, français, portent le manuscrit à la frontière, ensuite on m'envoie la traduction de Paris. Depuis ma libération, on m'interdit de publier. Les journalistes n'ont pas le droit de citer mon nom. S'ils le font, la police intervient. C'est dur, mais pas pour moi, c'est mon choix, je reste pour lutter. Je dois me familiariser avec toute sorte de choses, même la mort. C'est normal.

Vous craignez pour votre vie ?

Si je veux cracher sur le pouvoir, je n'ai pas le droit de craindre.

D'où vous vient ce courage ?

C'est peut-être que j'ai consommé toutes mes capacités de lâcheté dans ma jeunesse. Je crois qu'en chaque être humain coexistent courage, lâcheté, intelligence, stupidité, avec des pourcentages différents. Je ne crois pas aux hommes totalement lâches, ou totalement héroïques, s'ils se disent tels, c'est trop d'orgueil ou de mensonges, ce sont des tricheurs. Quand j'étais très jeune, j'ai dû me marier avec un homme qui m'aimait et que je n'aimais pas. Il a mis son fusil sur mon cou, il m'a demandé de l'épouser, sinon il me mettait une balle dans la gorge, il se tuerait ensuite. J'avais peur, j'avais 20 ans, c'était un homme fou amoureux, mon père était loin. Vous savez bien que dans une famille le père est toujours le premier soutien des filles. Mes frères étaient petits, je suis l'aînée, j'ai eu peur de mourir, et je ne pouvais pas m'en sortir. J'ai vécu comme une esclave, une vie végétale, assez longtemps. Après la naissance de deux enfants, j'ai demandé le divorce, mais mon père est intervenu. Il m'a obligée à rester avec cet homme, parce que pour une famille féodale, un divorce c'est salir l'honneur des siens. J'ai dû rester dans ce carcan jusqu'en 1980. Mon père était mon idole, c'était un homme très dévoué, très aimable, c'est pourquoi je devais me soumettre. Voilà comment j'ai épuisé ma part de lâcheté.

Vous écrivez sur la guerre, les combats. Vous les avez vécus ?

Pendant la guerre, je suis une animatrice, pas un soldat. Je ne sais pas tirer. Mais je dois emmener ma troupe, je dois me familiariser de gré ou de force avec les bombardements, les cadavres, l'odeur de pourri, les chairs déchirées, ces choses. Si j'avais été soldat, j'aurais su me battre contre mon ex-mari, je ne savais pas, c'est pourquoi j'ai dû rester passive pour survivre à ses coups de poing. Je suis une rebelle, qui brave tout, même la mort, devant le pouvoir, mais je ne me bats pas, jamais, j'ai peur, j'ai honte ; les petites vendeuses, les poissonnières, si elles m'insultent je garde le silence, je m'éloigne. Devant mon mari, j'étais désarmée, je n'osais pas crier.

(1) En 1994, Jacques Toubon, ministre de la Culture, décore Duong Thu Huong. Elle est chevalier des arts et des lettres.

Par Claire Devarrieux - Libération - 9 Fevrier 2006


Un mari en trop

Doit-on quitter amour, bonheur et richesse sous prétexte qu'un mari mort s'en revient de guerre?

Deux hommes et une femme. Ils s'appellent Bôn, Hoan, et Miên. Retenons leur nom, nous allons passer quelques centaines de pages en leur compagnie. Les cent premières font peur. La situation est inextricable, il n'y a aucune raison que le livre s'en sorte. Bôn, le pauvre soldat, est de retour après quatorze ans d'absence. Il passait pour mort. Son épouse, Miên, est remariée depuis dix ans avec Hoan, propriétaire prospère. Ils ont un petit garçon, une maison sublime, des plantations, ils s'aiment d'un amour profond, exaltant et paisible. La séparation est terrible. Mais, puisque Bôn est de retour, Miên se doit de réintégrer son lit, sa misère, sa masure.

Ces deux hommes et cette femme ont en commun le Hameau de la Montagne, paysage de leur enfance. Ils partagent à présent un épais désespoir, sous l'oeil des villageois, incarnation du préjugé et de la girouette, c'est selon, qui veillent à ce que la morale soit sauve. Bôn, la plupart du temps impuissant, se jette chaque nuit sur Miên qui reste de glace. Ensuite, Miên se baigne dans une décoction d'herbes de la vierge, dont Bôn sait bien que «c'est un bain pour se débarrasser de toutes les impuretés d'une existence vulgaire». Pendant ce temps, Hoan confie la maison à un vieux gérant, l'enfant à une tante, et il fait des affaires en ville, où ses soeurs tiennent le magasin familial. Il finira par fréquenter des prostituées, «hors des normes de l'amour que son père lui a enseignées».

De ce marasme où les personnages remâchent leur torture ­ la vie sexuelle qui leur échoit contre leur gré et les obsède ­, Duong Thu Huong se dégage en racontant la préhistoire des deux hommes. Nous voilà avec Bôn dans la jungle, quand sa compagnie a été décimée et qu'il se retrouve seul. Tellement seul qu'il déterre le cadavre de son sergent bien aimé, bricole un harnais, le traîne, le dispute aux vautours. Dans un autre roman, les Paradis aveugles, une jeune fille se dit lors d'un enterrement : «Je ne crois pas aux cultes et aux rites, mais je tiens pour sacrée l'affection entre les êtres humains.» L'affection de Bôn pour son sergent est à pleurer, il n'aurait pas pu la montrer de son vivant : «Bôn palpa les petits grains de beauté sur les pommettes du sergent, caressa les petites rides au coin de ses yeux.» Plus tard, Bôn s'installe chez une Laotienne sourde et muette, tout cela explique comment il mit quatorze ans à s'en revenir chez lui.

Avant d'être une loque dont l'idée fixe est de mettre Miên enceinte, Bôn a été un jeune homme doué pour les études, sur lequel ses parents, de pauvres gens, comptaient. Miên et lui avaient 17 ans lorsqu'ils se sont mariés. Hoan, fils d'un instituteur vénéré, a vu lui aussi disparaître ses rêves d'avenir. Pas seulement à cause de l'Histoire. La nationalisation du commerce maternel, la spoliation, les humiliations, traversent le récit comme de simples contrariétés. Hoan a été piégé par une femme mauvaise. Marié de force, il s'est éloigné de son foyer pour s'installer au bord de la mer, dans une cabane sur pilotis où une inconnue, la nuit, vient l'emmener au septième ciel. La belle-famille s'arrangera pour que Hoan regagne le domicile conjugal, il conservera son impassibilité, les scandales, les cris, il n'a pas été élevé comme ça.

Bôn et Hoan se partagent l'extérieur, la nature et la ville, la forêt, la mer, les bas-fonds, les cafés. C'est en leur compagnie que nous voyons du pays, rencontrons d'autres personnages à leur tour détenteurs de récits où la lutte des classes sera souvent à l'oeuvre. Les aventures de Miên sont différentes. Elle est Robinson. Règne sur le foyer de Bôn où le dénuement est total, affronte la marmaille de la belle-soeur souillon. Que l'auteur, à travers Hoan, ait prévu pour elle une somme d'argent inépuisable est un soulagement pour tous, y compris le lecteur. Le point culminant de la partie qui concerne Miên, le plus romanesque, le plus passionnant, c'est lorsqu'après «tout un été et bientôt tout un automne», elle ose remettre les pieds chez Hoan, chez elle, dans sa cuisine.

Deux hommes aiment la même femme. Miên peut se souvenir qu'un jour elle aima Bôn. Hoan est si solide que sa bonté peut sauver le monde. Le moteur de Terre des oublis (le livre se referme sur l'explication du titre), la force de Duong Thu Huong, c'est l'intelligence de l'amour.

Par Claire Devarrieux - Libération - 9 Fevrier 2006

Duong Thu Huong Terre des oublis Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong. Sabine Wespieser éditeur, 794 pp., 29 €.


Ligne de vie

En France, les romans de Duong Thu Huong ne sont pas tout à fait arrivés dans l'ordre. Histoire d'amour racontée avant l'aube, longue nouvelle écrite dans les années 80, paraît aux éditions de l'Aube en 1991. La même année, les Editions Des femmes publient les Paradis aveugles avec une préface de Michèle Manceaux. Ce roman date de 1989, il montre les aberrations de la réforme agraire qui fait passer «la ligne de classe» avant les liens familiaux. Peut-on rester fidèle aux serments de sa jeunesse ? Auparavant, Duong Thu Huong a fait un tabac dans son pays avec cette question que pose Au-delà des illusions (1988), traduit chez Picquier en 1996. Puis viennent, au Vietnam, les romans interdits par le régime communiste, et le temps de la dissidence. Roman sans titre (1991, traduit aux Editions Des femmes en 1992) montre la guerre en des termes inédits là-bas : comme «un cauchemar sanglant». Myosotis (1997, traduit chez Picquier en 1998), conte la descente aux enfers d'un artiste. Terre des oublis, traduit par Phan Huy Duong comme tous les romans, date de 2000.

Par Claire Devarrieux - Libération - 9 Fevrier 2006