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L'espion qui défia l'Amérique

Un Vietnamien bien tranquille" raconte l'histoire du parfait espion. Journaliste à "Time Magazine", source privilégiée des Américains pendant vingt ans, Pham xuan Ân était en fait une taupe du Viêtcông
Rédigée par Jean-Claude Pomonti, ancien journaliste du Monde qui a couvert la guerre du Vietnam, l'histoire de la principale taupe communiste à Saïgon sort le 23 mars aux éditions des Equateurs (192 pages, 16,90 €).


Il vous attend derrière la grille de son petit jardin qui donne sur une artère bruyante du 3e arrondissement, près du centre de Saïgon. (...) A l'âge où il bénéficie du statut de patriarche, il est resté d'une belle simplicité. Il se garde de se prendre au sérieux et donne toujours l'impression d'être disponible. Plein d'humour, il se moque de lui-même et des autres. Parfois aussi, il raconte des histoires salaces, comme on les aime au Nord, à Hanoï, alors que les Méridionaux vietnamiens se montrent plus prudes. A 77 ans, Pham Xuân Ân continue de compulser les documents les uns après les autres, suit de près l'actualité, internationale et nationale. (...) Sa poignée de main reste toujours aussi ferme. Ses yeux roulent de la même façon quand, pince-sans-rire, il raconte une histoire drôle. Il n'a pas besoin d'attendre la fin d'une question pour en avancer la réponse.

(...) J'ai, face à moi, un personnage hors du commun. (...) La conversation prend le cours qu'il souhaite. Dans sa démarche, il tient du laboureur et du pédagogue. Il fait progressivement pénétrer les idées qu'il élabore. Il procède par touches, aligne les éléments qui facilitent la compréhension. A l'interlocuteur de les saisir. Ân est franc, direct. Mais, en bon Vietnamien, il ne dit jamais rien d'offensant. Quand il répond à une question par une boutade, inutile d'insister : il reviendra sur le sujet, s'il le souhaite, lors d'un entretien ultérieur. Dans ses propos comme dans son comportement, Ân sait se montrer ferme. Avant la victoire communiste de 1975, journaliste, Ân travaille au bureau de Time Magazine, l'hebdomadaire américain aménagé dans deux chambres contiguës au premier étage de l'Hôtel Continental, où tout le monde le connaît comme un homme affable, réfléchi, tranquille.

Il va souvent bavarder avec des collègues chez Givral, un café-glacier de l'autre côté de l'ex-rue Catinat, rebaptisée alors rue Tu Do ou de la Liberté. Parfois, son berger allemand, qu'on n'entend jamais, se couche docilement sous la table. Ân parque sa minuscule Renault 4 CV à deux pas de là, derrière le théâtre municipal, le long duquel se trouve le Continental.

Il n'élève la voix qu'à l'occasion d'un bon mot. Ân, qui parle et écrit couramment le français et l'anglais, va rarement au-devant des gens, mais ne rechigne pas à donner une explication ou un conseil. Les confrères qui le fréquentent ne perdent pas leur temps : ses analyses sur la stratégie communiste, les fondements de la politique américaine ou les capacités du régime de Saïgon sont claires, concises. Ân a tissé un réseau de relations avec tout ce qui, à Saïgon, peut compter : des autocrates d'autrefois aux généraux du jour qui se disputent le pouvoir. Il est aussi bien introduit auprès des officiers sud-vietnamiens en place qu'auprès de ceux qui sont sur la touche. Je l'aperçois en compagnie du chef sud-vietnamien du programme de pacification rurale ou de l'ancien directeur des services secrets de Saïgon. Il fréquente les patrons de la CIA. Il est persona grata à l'ambassade américaine et auprès de son proconsul. Les chercheurs américains les plus influents à Washington ne manquent jamais, lors de leurs passages au Sud-Vietnam, de le consulter.

Et puis, en 1978, trois années après la victoire communiste, une nouvelle circule. Il n'y a pas d'annonce officielle, c'est contraire aux habitudes du Parti communiste vietnamien. La nouvelle résulte d'une indiscrétion volontaire d'un membre du PC et ne fait l'objet que d'un entrefilet dans un quotidien français. Pourtant, elle est de taille : pendant toute la guerre, Ân a été la principale taupe communiste dans le Sud. Et quelle taupe ! Il a eu accès aux documents les plus secrets, y compris les comptes rendus des interrogatoires de prisonniers communistes. Il a prodigué ses conseils, le plus souvent sollicités, à des officiers, politiciens et espions de tous bords, américains et sud-vietnamiens. Cela ressemble à un énorme pavé jeté dans la mare américaine : Ân est colonel des services de renseignements communistes. Un an après la victoire, il a été élevé à la dignité de "héros de l'Armée populaire".

Les Américains tombent à la renverse. Sur le moment, il doit y avoir quelques réflexes de rage et de honte dans les rangs de la CIA, dont certaines éminences ne prenaient leurs décisions qu'après avoir consulté le journaliste de Time. Pham Xuân Ân, le Vietnamien préféré des Américains, a roulé le pouvoir américain de bout en bout. Les dommages sont incalculables. Combien de décisions a-t-il influencées à Saïgon ? Combien de retournements de situation peut-on attribuer aux renseignements fournis à Hanoï par ce journaliste formé - un comble ! - dans une université de Californie ? Les Américains savaient que l'administration et l'armée de Saïgon étaient truffées d'espions communistes. Mais jamais ils n'avaient pensé qu'il y en eût un d'un tel calibre, et, surtout, qu'il s'agissait d'Ân ! (...)

A cette époque, après la française, il y avait la guerre américaine, et, à ses côtés, sans frontière entre les deux, l'embrouillamini vietnamien, mélange de choix définitifs ou passagers, de fidélités et de trahisons, de rancoeurs, de rêves brisés, de passions. Il y avait aussi cette toile tissée et retissée par l'appareil communiste, qui avait canalisé le grand élan des années 1940 en faveur de l'indépendance. Qu'Ân ait pu jouer un rôle si important sans jamais se faire pincer tenait déjà de l'incroyable. Or, il avait fourni des renseignements cruciaux à Hanoï jusqu'à la dernière heure.

(...) Je me souviens de sa silhouette légèrement voûtée, déjà, en 1974, quand il quittait l'Hôtel Continental, en solitaire, pour regagner son domicile ou se rendre à l'un de ses rendez-vous dont j'ignorais l'importance. (...) " Une fois tous les deux ou trois mois, en moyenne, j'allais au rapport, dans la région de Cu Chi, mais dans un autre endroit que celui montré aujourd'hui aux touristes", dit-il. La plupart de ses rendez-vous avaient lieu à Hô Bo, une forêt située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Saïgon. Il choisissait de s'absenter de préférence le week-end, ce qui était plus discret.

A une trentaine de kilomètres de Saïgon, le district de Cu Chi, en partie couvert par des plantations d'hévéas, abritait un dédale de souterrains utilisés par des éléments de l'état-major avancé communiste. Il reste aujourd'hui une petite partie de ces souterrains, entretenus et aménagés à l'intention des touristes. Ân se rendait plus à l'écart pour y rencontrer ses supérieurs, les poches vides. Compte tenu du risque d'interception, il transportait rarement lui-même des documents, et des courriers agréés s'en chargeaient. Dans le milieu de la presse, une absence de quelques jours ne risquait guère d'être relevée, car la plupart des correspondants se rendaient régulièrement au "front", ainsi qu'on le disait, ou en province

Ân a survécu dans la clandestinité jusqu'à la victoire parce qu'il s'est entouré d'un maximum de précautions. Il sélectionne lui-même ses courriers et n'hésite jamais à rejeter une candidature quand il ne la trouve pas entièrement sûre. Sur les 45 membres du réseau chargé de l'appuyer, 27 ont été capturés ou tués. Il s'enferme dans les toilettes de son domicile, à Saigon, pour déchiffrer les documents qu'il a récoltés. En cas de surprise, il dispose ainsi d'un laps de temps pour les détruire, car ses bergers allemands successifs montent la garde devant la porte. Il les a dressés à gémir discrètement dès qu'ils sentent la moindre anomalie.

Quand il doit rencontrer un autre agent de liaison en ville, ce qu'il évite au maximum de faire, il s'assure lui-même que ni l'un ni l'autre ne sont suivis et emmène son berger allemand. Son épouse le suit à distance pour pouvoir alerter la résistance en cas d'arrestation. Seules sa femme et sa mère sont au courant de ses activités. Personne d'autre, dans son entourage, ne s'en doute. Il ne porte jamais d'arme à feu ; de toute façon, il serait bien incapable de s'en servir pour n'avoir jamais suivi d'entraînement militaire sérieux.

Tant que cela l'a arrangé, il a laissé courir la rumeur selon laquelle il pouvait être un agent de la CIA. Après tout, il a bien connu Edward Lansdale à l'époque où il était affecté au TRIM. Futur général, Edward Lansdale a été un " faiseur de rois" - l'expression d'Ân - et un expert en contre-guérilla qui avait déjà joué un rôle aux Philippines contre la rébellion huk, menée par des communistes. Plus tard, des Américains en viendront même à demander à Ân son avis sur la façon dont ils doivent gérer leurs relations avec les Vietnamiens.

Il a lui-même longtemps conservé des réflexes acquis à cette époque. Une vingtaine d'années après la victoire de 1975 et alors que sa véritable identité était depuis longtemps publique, il parlait encore des communistes comme s'il n'en faisait pas partie. " Les communistes pensent...", ainsi commençait-il ses phrases, ce qui lui a valu, un jour, une réflexion gentiment ironique d'un ami vietnamien commun, qui lui a rétorqué : " Pourquoi ? Tu n'es pas communiste, toi ?" Une remarque qu'Ân n'a pas tenu à relever. "Les communistes me traitaient de "My Con", de fils d'Américain", disait-il. Il s'en amusait. Le double langage lui était étranger : il avait tout simplement gardé le pli, l'habitude de parler du Parti à la troisième personne, afin d'éviter des dérapages qui auraient pu, dans d'autres circonstances, lui coûter cher.

Un soir, au moment où il rédige un message à l'encre sympathique, sa fille, alors écolière, vient le voir à l'improviste. Il n'a pas le temps de cacher sa feuille blanche et de paraître faire autre chose. La petite rapporte son étonnement à l'un de ses frères : le père écrit, mais rien ne s'inscrit sur le papier. Mis au courant, Ân s'en tire en expliquant le lendemain à sa fille qu'elle n'a rien vu en raison de l'éclairage : elle se trouvait à contre-jour. (...)

Deux ans avant la fin de la guerre, un incident aurait dû m'alerter. Début février 1973, au lendemain de la signature à Paris d'un accord américano- vietnamien censé mettre fin aux combats, je cherchais désespérément, comme bien d'autres journalistes, à passer de l'"autre côté", dans une "zone libérée", pour effectuer un reportage dans une région tenue par les Viêtcôngs.(...) Peu après, en fin d'après-midi, quelqu'un frappe à la porte de ma chambre. (...) Ân est au courant de mes déboires et me suggère (...) d'aller sur la route de My Tho, ville riveraine du Mékong, à une soixantaine de kilomètres au sud de Saïgon. (...) "On dit que là-bas on peut passer..." (...)

Le lendemain matin, dès l'aube, notre petite équipe est en route. Au préalable, nous avons repéré My Qui sur une carte d'état-major. A la hauteur du hameau, sur la RN 4, se trouve la cahute d'un mécanicien qui accepte de garder notre voiture sans poser de questions. Tout se passe sans encombre. Nous franchissons une rizière à découvert, puis traversons un hameau sans adresser la parole aux nhân dân tu ve, les miliciens armés de Saigon censés y être de faction. Une fois franchi ce hameau, un gamin nous fait signe de le suivre sur une digue étroite.

A l'entrée du hameau suivant, perdu dans la végétation qui encadre des rizières inondées, une banderole souhaite la bienvenue à "la presse internationale", et les drapeaux du FNL, ou Front national de libération du Sud-Vietnam, sont omniprésents. On peut y entendre le bruit de la circulation sur la route nationale. Encadrés par des Vietcôngs, nous passons deux jours à sillonner cette campagne le long du Mékong et assistons, un soir, à une représentation offerte par une troupe de théâtre "au front".

Je suis alors très reconnaissant à Ân du service qu'il m'a ainsi rendu. (...) Si j'en conclus qu'il doit au moins être en contact avec les Viêtcôngs, je le garde pour moi et n'imagine pas un seul instant qu'il est un officier supérieur des services de renseignement communistes. Je me souviens seulement d'une conversation, une année plus tard, au cours de laquelle j'ai demandé à Robert Shaplen, journaliste américain, son opinion sur le sort qui pourrait être réservé à nos amis vietnamiens en cas de victoire communiste. Bob m'avait répondu qu'il ne s'inquiétait pas trop pour Ân.

En 1978, malgré les profondes cicatrices, la guerre s'était déjà assez éloignée de l'actualité pour que les révélations sur le rôle d'Ân ne fassent pas sensation. Il ne s'agit, en effet, que de la partie émergente de l'iceberg : l'espion qui a réussi à traverser un quart de siècle de guerres - ce qui constitue déjà un exploit - sans se faire repérer. L'espion parfait. Rédigée dans le style parabolique des marxistes, la citation justifiant l'attribution de la dignité de "héros de l'Armée populaire" est beaucoup plus élogieuse qu'explicite. Ân, explique-t-elle, "a répondu aux besoins des services de renseignements de 1952 à avril 1975", "a travaillé et vécu avec l'ennemi pendant vingt-trois ans tout en restant d'une loyauté absolue à l'égard du Parti" et "a fermement cru en la victoire de notre révolution". Un parcours sans faute, mais sans détails. Quelles vérités peuvent se nicher derrière ce verbiage ? (...)

C'est seulement au fil des années 1990, quand le Vietnam s'ouvre de plus en plus sur le reste du monde, que la véritable dimension du personnage se révèle. Le voile ne s'est levé que progressivement, pour plusieurs raisons : le repli temporaire du Vietnam communiste sur lui-même ; la culture du secret héritée à la fois de la résistance et du communisme ; les méfiances des apparatchiks ; enfin, le tempérament du personnage.

Ân ne se met jamais en avant. Il est tout sauf un vantard. (...) Son histoire n'est pas seulement celle de l'espion parfait. Agent de renseignements communiste dans les zones viêtcôngs du Sud, Muoi Nho a reçu et relayé les documents envoyés par Ân de 1961 à 1964. Il a attendu près de trois décennies pour révéler que dans la capitale du Nord le bureau politique du PC et le commandement militaire étaient, en règle générale, "très heureux" lors de la réception des rapports d'Ân. Le premier ministre, Pham van Dông, dit Muoi Nho, "rit avec bonheur, alors que le général Vo Nguyên Giap déclare : nous sommes maintenant dans la salle d'opérations américaine" quand les rapports d'Ân tombent enfin entre leurs mains. (...)

En 2002, affirmant ignorer le pourquoi d'une décoration, Pham Xuân Ân fit cette confidence : "Je suis un agent de renseignements stratégiques. J'analyse la doctrine militaire de l'ennemi, je fournis des rapports concernant leurs stratégies, leurs tactiques, leurs scénarios et l'information liés à la guerre spéciale. Je livrais à nos dirigeants ce dont ils avaient besoin de façon urgente. Un point c'est tout."

Ân m'a raconté qu'il avait fait parvenir à Hanoï le programme confidentiel de la "guerre spéciale" américaine dès la sortie de sa première édition, datée du 15 novembre 1961. Le volume confidentiel figure encore dans sa bibliothèque. Cinq autres éditions "révisées" ont été publiées de 1961 à 1963. "Je les ai toutes obtenues", dit-il, ce qui veut dire qu'il les a aussitôt transmises à Hanoï. Les communistes connaissaient donc exactement la tactique américaine dans le Sud.

Ce programme est officiellement abandonné lors du renversement du président Ngô Dinh Diêm par une junte militaire en novembre 1963. Mais le fiasco d'Âp Bac, plusieurs mois auparavant, a déjà révélé les déboires subis dans son application. Dans un article publié par le New Yorker en mai 2005, Thomas A. Bass affirme qu'à cette occasion Ân "a défini la stratégie", ce qui expliquerait pourquoi lui-même et le commandant viêtcông sur le terrain ont été les seuls à obtenir la plus haute distinction de l'Armée populaire. Le rôle d'Ân n'est-il, déjà à cette date, que celui d'un " espion stratégique" ?

Le Monde - 25 Mars 2006