~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Le chant des rizières

Il a connu le général Leclerc et Hô Chi Minh. Ses 81 ans n’ont pas enlevé une once de son impertinence. Il rit et s’indigne avec la fraîcheur authentique d’un enfant. Cet enfant qui s’appelle aussi Dô Dê, nom que lui a donné sa mère et qui chante en lui comme le chant des rizières. Cette voix que l’on entend a chaque ligne de “L’année du Tigre”, son roman paru aux Editions Delville. 36 ans après la guerre d’indochine, il revient au pays et fait face aux souvenirs.

En cette période de grande tension mondiale où les USA essaient, en vain, de bomber le torse, on se rappelle de ce “petit” pays qu’est le Vietnam et qui a vaincu, en deux décennies, l’armée française et l’armée américaine les chassant tous deux de son territoire… L’histoire du Vietnam fait que c’est un pays qui a connu successivement plusieurs invasions. Depuis les Mongols, les Chinois et à chaque fois ce peuple en est sorti vainqueur. Mais à quel prix… Cela a été de terribles épreuves. Le Vietnamien dit : “C’est dans la durée que l’on gagne une guerre”. Et d’ailleurs Hô Chi Minh au cours de ses discussions avec le général Leclerc lui avait dit : “Vous nous tuerez dix, cent, mille soldats. Et nous, un ou deux, mais régulièrement. Et vous trouverez cela intenable. C’est ça le calcul”. Quoi qu’on dise, il y a une valeur que l’on donne à chaque vie. Et elle n’est pas la même selon la vie. Par exemple aujourd’hui une vie d’un Américain vaut plus que celle d’un Irakien. Quand on dit qu’il y a 2 000 morts américains, c’est toute une histoire. Quand on dit 2 000 soldats irakiens, on dirait que ça a moins de valeur. C’est ainsi.

Les Français ont donc été battus eux aussi par l’usure ?

Les Français, à un moment donné, à la fin de la guerre, n’ont pas compris qu’il fallait choisir. Le mot indépendance a une grande résonance pour un peuple. D’autant plus que le Vietnam a toujours été un pays qui a été un vassal de la Chine. Les Américains ont perdu cette guerre parce que c’était aussi la fin d’une époque. Celle de l’Occident en Asie. Les Vietnamiens sont des gens capables de tenir leur destin. Mais je leur dis souvent : Heureusement que les Français ont pris du temps pour partir, s’ils vous avaient dit : on part dans 3 ans, débrouillez-vous, cela aurait été un problème grave pour vous. Si Hô Chi Minh a signé avec la France, c’est parce qu’il savait que seule la France pouvait, sur le plan international, demander aux Chinois de partir. Et c’est ce qu’elle a fait. Il y avait 500 000 Chinois en permanence au Vietnam.

Avec le recul, que pensez-vous de Hô Chi Minh, que vous avez combattu aux côtés de l’armée française ?

C’était vraiment le père de l’indépendance. Le père du Vietnam. Et tous les Vietnamiens, sans exception, reconnaissent son rôle. J’avais un oncle, du côté de ma mère, qui était membre du Parti Communiste avec Hô Chi Minh. Il racontait comment il y avait des courants à l’intérieur du parti contre lesquels Hô a dû se battre.

Cette guerre a-t-elle fait comprendre à l’Occident la vraie nature des peuples asiatiques ?

Longtemps après. Il a fallu deux défaites. Quand j’étais à l’école, je me souviens qu’on apprenait que les peuples anamites étaient travailleurs et pacifiques. Mais on peut aussi être pacifiques, mais guerriers ! Le Vietnam a fait comprendre au monde qu’un petit peuple, avec la volonté et la persévérance, pouvait résister à la plus grande armée du monde. On le voit aujourd’hui en Irak. C’est un danger pour notre monde que les Américains n’aient pas compris cette leçon. C’est pour cela qu’ils s’enlisent en Irak. J’ai toujours compris que, pour la liberté, il fallait savoir mourir pour elle.

Cela ne vous semblait pas étrange de combattre au sein de l’armée française contre ce peuple vietnamien dont vous faisiez partie ?

Non. Il y avait deux conceptions de la société. Il y avait de nombreux Vietnamiens qui avaient peur du Parti Communiste. L’intelligence du Parti Communiste, c’est d’avoir créé en pleine guerre ce front patriotique où toutes les tendances étaient représentées. Tous unis contre l’ennemi. Mais il ne faut jamais oublier qu’une bonne partie de la population était pro-française. Cette peur du communisme était très forte. En 1951, le PC a voulu sortir de sa clandestinité et s’afficher comme tel. Cela a fait peur à beaucoup de gens. Tellement bien que les communistes sont rentrés en clandestinité. Je me souviens de cette période. Hô Chi Minh voulant l’indépendance du pays dans un monde bipolaire, n’avait comme choix que le PC. La seule puissance contre laquelle il pouvait s’appuyer. Il savait que l’Amérique avait la bombe atomique. Il lui fallait l’Union soviétique comme allié.

Pourquoi quittez-vous le Vietnam, en 1956 pour rentrer en France après avoir combattu de si longues années ?

Quand vous avez vécu trente ans dans un pays et que vous devez partir sans rien, ce n’est vraiment pas facile. Mon père était mort au Vietnam et j’ai ramené ma mère avec moi en France. Je n’avais pas envie de rester. Et ce qui est terrible, c’est qu’en arrivant en France, je suis parti, pas très longtemps après… pour l’Algérie cette fois !

Vous aviez choisi l’armée comme corps de métier ?

Oui. On y a gagnait bien sa vie. Et me voilà reparti en Algérie pour une autre guerre qui va durer cette fois 5 ans, après 10 ans de guerre au Vietnam. Puis je suis devenu inapte aux opérations. Je suis donc reparti. Et c’est grâce à ses 15 ans de guerre que j’ai pu obtenir une retraite convenable. Et cette retraite m’a permis de commencer à faire des études. Je suis rentré en France en 1961. J’ai fait une licence en droit en même temps que des études d’expert-comptable. En même temps aussi, j’avais passé le concours pour entrer comme commissaire adjoint à la Police Nationale. J’avais 40 ans et j’ai fait un maximum de choses. Je suis certainement l’expert-comptable qui a eu son diplôme le plus vite. Il fallait gagner du temps. J’ai présenté mon mémoire quatre mois après avoir eu mon diplôme.

Le Vietnam reste aujourd’hui “votre” pays ?

Bien sûr que c’est mon pays. J’ai deux pays. J’ai la nationalité vietnamienne de facto parce que je suis né là-bas. Et comme je n’ai pas été reconnu par mon père qui était Français et ma mère vietnamienne, j’ai la nationalité de par ma mère. Je m’occupe de mon pays avec les moyens qui sont les miens. Je suis revenu au Vietnam en 1992, soit plus de 36 ans après l’avoir quitté.

Qu’est-ce qui vous pousse, après trois décennies, à revenir en terre vietnamienne ?

Le hasard de mon métier tout simplement. C’était l’époque où le pays s’ouvrait au monde et venait de publier son deuxième code d’investissement. Le groupe au sein duquel je travaille, qui est le plus grand groupe d’experts-comptables français à l’international – Mazard Guérard – m’a demandé d’aider à monter un bureau à Saigon. Je suis donc parti après une certaine hésitation. Je suis revenu au pays et j’ai bu l’eau de la fontaine. Mais pour bien connaître le pays, j’ai monté un projet. Si vous regardez le guide du Routard consacré au Vietnam, vous verrez que l’on parle d’un groupe de retraités qui a fait construire une jonque dans la baie d’Ha-Long. C’était moi. J’y suis resté neuf mois. Et nous l’avons terminée et je l’ai loué au célèbre tour opérateur Kuoni. Cette jonque était un hôtel flottant avec de belles cabines très confortables. On pouvait y dormir et traverser la baie, il y avait des cuisiniers etc. Le journal Le Monde en a parlé. J’ai vendu ensuite la moitié de mes parts à des partenaires et l’autre moitié je les ai offertes à l’équipage. La jonque est toujours là. Et elle navigue sur la baie.

Avez-vous, après 36 ans, retrouvé le pays de vos souvenirs ?

Je n’ai pas reconnu Hanoi. Mais j’avais quelques repères. J’ai pris deux ou trois jours pour me retrouver. Et puis j’ai été frappé par la terrible misère. Je ne pouvais même pas manger une soupe. Quand les gosses vous regardaient, ça vous coupait l’appétit. On vous arrachait le plat des mains. Il y avait un point d’eau où tous les gens venaient se laver et prendre de l’eau. Les tailleurs, avec leurs machines à pédale, se mettaient dans la rue sous les réverbères pour pouvoir travailler. Mais en même temps, je savais que ce pays allait réussir. Je suis resté neuf mois la première fois et puis je suis revenu plusieurs fois. Il y a eu des périodes de flottement. Le Parti Communiste a eu peur de cette ouverture qu’il avait pourtant lui-même acceptée. Il a eu peur d’être submergé par l’ouverture. Un peuple qui a fait quarante ans de guerre, on sait qu’il peut se soulever à n’importe quel moment. On sait que ça existe. Les Vietnamiens sont nationalistes, mais ne sont pas prêts à accepter n’importe quoi. Ils dénoncent certaines dérives. La démocratie telle que le conçoit l’Occident n’est pas la même là-bas. On ne peut pas comprendre, par exemple, qu’un homme qui a été au sommet de l’Etat puisse être insulté dans les journaux, par exemple. Il y a là tout le confucianisme. Si quelqu’un a été au sommet, c’est qu’il avait quelque chose de plus que les autres. C’est le ciel qui l’a mis là. L’évolution sera lente au Vietnam.

“Le Vietnam a fait comprendre au monde qu’un petit peuple, avec la volonté et la persévérance, pouvait résister à la plus grande armée du monde. On le voit aujourd’hui en Irak. C’est un danger pour notre monde que l’Amérique n’ait pas compris cette leçon.”

Evolution vers quoi ?

Vers une autre forme de liberté, de démocratie. Cela prendra du temps.

L’immigration vietnamienne et chinoise en France et dans d’autres pays d’Europe, fait très peu parler d’elle, contrairement à l’immigration maghrébine ou africaine. Quelles en sont les raisons selon vous ?

C’est une question de culture. Dans le fond des choses, il y a un problème de religions. L’immigration a pendant longtemps été catholique. Les immigrés d’Espagne, d’Italie ou du Portugal. La plupart étaient méditerranéens et puis la société était moins permissive qu’à l’heure actuelle. Maintenant, il y a plus de Chinois que de Vietnamiens. Et les deux populations ont décidé de s’intégrer. Pas s’assimiler. Je fais bien la différence entre les deux. Les problèmes avec les Maghrébins viennent souvent de l’intégrisme. Mais ils ne faut pas croire pour cela que tous les Maghrébins sont intégristes. Le regroupement familial, qui partait d’un bon sentiment, a fait déraper les choses. Ses lois sont détournées et utilisées par les intégristes. Ils veulent que les Français s’adaptent à eux et pas le contraire. Le Vietnamien est bouddhiste. Et ce n’est pas une religion. J’ai tout fait comme métiers. Tout. Parce que je voulais réussir. Je connais des amis médecins qui, pendant leurs études, étaient gardiens de station-service pendant 5 ou 6 ans. J’ai été concierge. Et cette acceptation des choses nous a fait progresser.

Comment avez-vous reçu la percée fulgurante du Front National de Jean Marie Le Pen aux dernières élections présidentielles en France ?

Tout le monde s’y attendait. On savait que cela allait arriver. Et même aujourd’hui, pour les prochaines élections, on sait que Le Pen ne fera pas un score ridicule. Pour en revenir à votre question, je crois que les Vietnamiens ont réussi parce qu’il y avait chez eux ce désir très fort de s’intégrer. Quand j’ai pu m’acheter un petit terrain… J’étais heureux. Je me suis dit : ça y est, tu es un peu chez toi. Tu as refait ta vie. Et c’est un peu ton pays. Nous voulons toujours avancer. J’aide des enfants vietnamiens à venir étudier en France. J’en ai un actuellement chez moi qui va faire Centrale et dont le père est chauffeur, sa mère vendeuse dans un magasin. Ils ont fait des sacrifices. C’est dans notre esprit. Cet enfant s’intéresse à tout.

N’avez-vous jamais été tenté de revenir dans votre pays pour vous engager en politique ?

Non. Je n’aime pas la politique. Il en faut, mais je pense que je n’ai pas le tempérament.

“Quoi qu’on dise, il y a une valeur que l’on donne à chaque vie. Et elle n’est pas la même selon la vie. Par exemple aujourd’hui une vie d’un Américain vaut plus que celle d’un Irakien. Quand on dit qu’il y a 2 000 morts américains, c’est toute une histoire. Quand on dit 2 000 soldats irakiens, on dirait que ça a moins de valeur. C’est ainsi.”

Vous avez connu Hô Chi Minh, le général Leclerc aux pires moments du Vietnam.

Nous sommes dans un autre siècle, avec d’autres réalités, aujourd’hui croyez-vous en l’avenir de ce Vietnam du 21e siècle ?

Quand je vois l’Asie, je crois plus en l’avenir de l’Inde qu’en celle de la Chine. Parce que l’Inde est une vraie démocratie. La seule de l’Asie. C’est important. Alors que la Chine est pour moi un colosse aux pieds d’argile. Encore aujourd’hui. Tant que le parti est fort, ça tiendra. Mais il y a des féodalités. Ils ont des problèmes. Quand ils négocient avec les USA sur des problèmes de terrorisme, ce n’est pas par générosité. C’est parce que, chez eux, il y a des provinces à majorité musulmane et qu’ils ont peur d’une montée de l’intégrisme. Pour en revenir au Vietnam, c’est un petit pays qui cherche sa voie, et qui tout doucement, petit à petit est en train de la trouver. Le Vietnam se place dans la durée. Quand je vois ce qui se passe depuis 1992, je suis confiant que le pays est sur la bonne voie. Et son appartenance à la francophonie est importante. Une chose me paraît certaine : le 21e siècle sera celle de l’Asie.

Dans votre roman, “L’année du Tigre”, on ne sait plus démêler la réalité de la fiction… C’est ainsi que peuvent se décrire vos rapports d’aujourd’hui avec le Vietnam ?

Sans doute un peu. Ce livre est un témoignage, mais aussi un cri d’amour et d’espérance. Le livre raconte l’histoire d’un homme que le destin renvoie vers sa terre d’enfance et qui retrouve des choses qu’il croyait avoir oubliées : la guerre, le débarquement à Haiphong sous le feu des balles. Oui, le Vietnam est encore présent en moi : celui d’aujourd’hui et celui d’hier.

Par Alain Gordon Gentil - L'Express (.mu) - 17 Novembre 2006