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Vietnam - Cambodge : Dans les bras du Mékong

Mythique fleuve lyrique d'Asie, le Mékong s'étire comme un long serpent fluide sur des milliers de kilomètres. Baignant six pays au passage, il s'abandonne en mer de Chine après s'être éparpillé en canaux, en branches et en arroyos, tous aussi enivrants à explorer qu'enlevants à naviguer. Récit d'errances et d'insouciances, de Saigon à Phnom Penh.

Saïgon-Phnom Penh -- Je suis arrivé au Vietnam comme un cheveu d'ange sur la soupe tonkinoise: de façon imprévue, impromptue et sans aucun but, si ce n'est celui de gagner Angkor, la prodigieuse cité cambodgienne des temples-montagnes. Pour rallier l'ex-Kampuchéa voisin, j'avais le choix entre l'avion (onéreux), le bus (cahotique) ou la voiture louée (pas très catholique). Mais quand j'ai su qu'on pouvait combiner un court trajet en autocar au départ d'Ho Chi Minh-Ville (alias Saïgon) avec un périple à géométrie variable sur le Mékong, le choix s'est imposé de lui-même: pourquoi me faire parachuter brusquement à Angkor quand je peux l'approcher tout en douceur, bien assis dans les loges de la lente heure?

Qu'on le fasse en deux ou trois jours, ce parcours permet de sillonner calmement les méandres de feu l'Indochine, entre les bicoques en équilibre sur leurs échasses de bois et les rizières lovées dans les bras millénaires du Mékong, tout en étant le témoin privilégié de la vie de ceux qui n'ont rien d'autre que leur lopin quotidien comme unique préoccupation.

Un fleuve incertain

Le Mékong n'est pas un fleuve qui se regarde en haute définition. Sur sa surface embrouillée, le flou et les contours aléatoires l'emportent fréquemment. On ne sait pas toujours où commence la terre et ou finit la nappe d'eau, on discerne vaguement la frontière entre le ciel chauffé à blanc et la touffeur vaporeuse de la végétation, bref, on sent l'indéfectible fondu-enchaîné entre les éléments marin, aérien et terrestre.

Au Vietnam, le Mékong s'insinue sous des milliers de cahutes sur pilotis, joue à cache-cache avec les racines tentaculaires des palétuviers, glisse sous les immenses fougères en berne qui lui tirent la révérence, célèbre sans cesse ses épousailles avec les rizières, anneau brunâtre passé au doigt d'un vert pétant de chlorophylle. Même la frontière de l'espace-temps est vague et divague: toutes ces jonques, toutes ces pirogues, tous ces sampans rampant sur l'eau cadreraient aussi bien avec 1006 que 2006, tant rien ne semble avoir changé depuis des siècles, par endroits.

Pour ajouter à ce sfumato clair-obscur, on ne sait trop où naît le Mékong. Qu'on préfère la source nord, dans le Qinhai chinois, ou qu'on penche pour celle de Dzanak chu, sur les hauts plateaux tibétains, l'endroit précis demeure inconnu, même si certains croient dur comme teck que son ventre spirituel est situé derrière un pic rocheux, là où règne le dragon Zajiadujiawanzha... De Za Qu (Eau des rochers) qu'il est à sa naissance, le Mékong se fait bientôt Lancang Jiang (Fleuve tumultueux) en Chine, pour devenir Mae Nam Khong (Mère des eaux) quand il arrose le Myanmar avant de servir de frontière entre le Laos et la Thaïlande. Ensuite, il se voit rebaptisé Tonlé Thom (Grand Fleuve) au Cambodge, puis Song Cuu Long (Fleuve aux neuf dragons) au Vietnam.

La mer nourricière

Plus il se rapproche de la mer, plus le Mékong charrie la vie. La vie qu'il porte en ses eaux chargées de limon, véritable wagage génétique formé d'autant de cellules, d'autant de globules qui habitent cette veine jugulaire irriguant l'humus du Vietnam et du Cambodge. Des millions de bouches en dépendent et s'en remettent à ses humeurs, les unes craignant de boire la tasse lors de ses crues parfois ravageuses, les autres rassurées du pouvoir salvateur des alluvions bienfaitrices. Combien d'âmes vivent sur le Mékong comme s'il s'agissait de la terre ferme? Des villages entiers suivent les aléas des crues, avec leurs maisons flottantes dont le plancher n'a qu'à être soulevé pour accéder au vivier garde-manger qui regorge de poissons-chats.

Sur les rives de Can Tho ou de Cai Be, une forêt filiforme d'antennes télé prolifère comme autant de pilotis inversés attrapant les ondes, tandis que les masures reposent sur des pieux qui s'élèvent hors de l'onde. Parfois, demeures coloniales et églises catholiques paraissent planer au-dessus de cet embrouillamini de pieux et de tiges de fer et semblent flotter sur les eaux, étrange toile de fond devant laquelle des passeuses sans soucis croisent leurs rames et s'inclinent, debout sur leurs pirogues, reliant une rive à l'autre comme autant de gondolières du Levant. À Cai Be comme à Phung Hiep, My Tho, Phong Dien ou Cai Rang, le Mékong sert même de place centrale à de fabuleux marchés flottants, où on s'échange à la perche, de pirogue à sampan, les jaques, longaniers, pastèques, durians, poissons séchés et autres ballots de riz. Et toujours ce souffle implacable, cette haleine étouffante et poisseuse du fleuve.

Méfions-nous de l'eau qui dort

Une énième gouttelette de sueur s'échappe des pores de mon coude, de mon genou, de mon talon. La coque de noix motorisée dans laquelle j'ai pris place a beau avancer à bonne allure, vent et humidité ne font qu'un sur le Mékong, et la moiteur ambiante est telle qu'aucune partie du corps ne peut se soustraire à la transpiration. Tout juste si ma peau n'exsude pas de l'intérieur. Même si je n'ai pas spécialement envie de me tremper le bonbon à leurs côtés, j'envie tous ces gamins qui pataugent et sautillent près de la rive, tout sourire, pour attirer l'attention. «Hello, good bye, how are you, I love you!», lance l'un d'eux en rafale. Ici, c'est souvent l'étranger qui tient lieu d'attraction touristique.

Lentement, je continue à laisser planer mon regard, comme le Mékong laisse traînasser le grand manteau mordoré de ses eaux indolentes. Je croise bientôt Sa Dec, où Marguerite Duras a passé son enfance: hélas, l'esquif dans lequel je m'use le bassin doit continuer sa course, respect de l'horaire oblige. Dommage, j'aurais bien jeté un oeil sur le «parc durassique» de cette bourgade: la maison du mandarin Huynh Thuan, ancienne demeure de L'Amant devenue poste de police, et l'école primaire Trung Vuong, où a étudié la romancière.

De l'effervescence, le Mékong passe bientôt à l'évanescence. À mesure que je m'approche du Cambodge, la fébrilité s'apaise, le trafic batelier s'affaisse. Non loin de la frontière, je fais escale dans un village Cham, discrète communauté musulmane perdue dans cet océan taoïste et bouddhiste. Bien qu'ils sachent converser dans la langue du Prophète, les Cham ne prient qu'une fois par semaine, ne jeûnent que trois jours au Ramadan, n'ont cure du pèlerinage à La Mecque et se laissent tenter par une Can Tho ou une Saïgon, rafraîchissantes bières locales.

De l'autre côté de la frontière, le fleuve s'élargit et respire mieux, il s'alanguit et ses rives maintenant dénudées font alterner palmiers en plumeau, pagodes et temples khmères. Des pêcheurs cuisent et s'activent, des paysans cultivent et écoutent pousser leur riz, sous le regard impassible de Jayavarman VII, le roi khmer qui orne tant de temples du Cambodge. Ici plus qu'au Vietnam, «le fleuve coule sourdement, il ne fait aucun bruit, le sang dans le corps», disait Duras. L'analogie est d'autant plus appropriée au Cambodge quand on sait à quel point le Mékong rougit encore d'arroser un pays qui a drainé tant de vies, du temps des sadiques sbires de Saloth Sar, alias Pol Pot. Il rougit d'autant plus que d'anciens Khmers rouges impunis demeurent au pouvoir à Phnom Penh, dont le palais royal se profile maintenant sur la rive.

Pour l'heure, une autre menace guette la Mère des eaux: de nombreux projets de barrages, prévus tant sur le fleuve que sur ses affluents. À elles seules, les huit digues que la Chine compte compléter retiendraient 40 kilomètres cubes d'eau. L'ogre chinois avalera-t-il les neuf dragons du Mékong? L'empire du Milieu empirera-t-il ce milieu unique? Comme le dit une chanson vietnamienne, «le fleuve s'épuise et la mer tarit, mais les sentiments ne s'amenuisent pas». Demain, je remonterai la rivière et le lac Tonlé Sap jusqu'à Angkor et je rêverai de l'éternité du Mékong.

Par Gary Lawrence - Le devoir (.ca) - 4 Novembre 2006