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L'agent orange renie ses victimes

Trente ans après la guerre, les plaies du Vietnam ne sont pas toutes refermées. Le tristement célèbre «agent orange» ­ contenant de la dioxine ­, déversé par millions de litres sur le sud du pays, continue à faire des dégâts. Jeudi dernier, la première plainte déposée aux Etats-Unis pour crime de guerre contre les industries chimiques américaines ­ dont Monsanto et Dow Chemicals, qui fabriquèrent ce produit ­ a été rejetée par un juge de Brooklyn. Réunis ce week-end au Sénat à Paris pour un colloque international (1) sur les effets de ces épandages, les Vietnamiens ont réagi. «La bataille ne fait que commencer, nous allons continuer le combat», a déclaré Luu Van Dat, avocat et professeur de droit vietnamien. Les plaignants feront sans doute appel de la décision.

Toxiques. En 1961, John F. Kennedy autorise l'épandage d'herbicides sur le sud du Vietnam pour détruire la végétation qui cache les combattants vietcongs. Herbicides ou arme chimique ? Le Vietnam estime qu'il continue à payer les conséquences d'une guerre chimique, la première de grande envergure. Après deux ans de tests, plus de 49 millions de litres d'agent orange sont déversés, sous une forme non diluée contenant un fort taux de dioxine, entre 1963 et 1971. Ils ont contaminé plus de 10 % de la surface du sud du Vietnam. Mais aussi des animaux et des hommes.

Premier scandale : depuis trente ans, aucune grande étude épidémiologique internationale n'a été menée dans ce pays sur les liens toujours difficiles à établir entre la nocivité d'un produit et ses conséquences sur la santé humaine. Côté environnement, comme le rappelait un expert, pas de problème. Dès le congrès de Ho Chi minh-Ville en 1983, les experts ont constaté la catastrophe écologique : forêts et mangroves totalement détruites ; 3,3 millions d'hectares d'espaces naturels affectés par les substances toxiques. Mais qu'en est-il de la santé de la population, et notamment des dangers pour la reproduction, alors que de nombreux enfants mal formés sont nés après la guerre ? «Cinq types de malformations sont communes au Vietnam et absentes ou rares dans d'autres pays, explique Nguyen Thi Ngoc Phuong, directrice d'un hôpital à Ho Chi minh-Ville ; notamment celles du tube neural, des membres, des organes sensoriels.» «Il faut reconnaître que, vingt ans après 1983, peu de progrès ont été réalisés», avoue John Constable, chirurgien américain qui s'est rendu dès 1967 au Vietnam. Son successeur, Arnold Schecter, spécialiste environnemental, également présent à Paris, a dosé la dioxine sur des milliers d'échantillons prélevés au Vietnam. Il a identifié des taux importants, il y a trois ans encore, dans des aliments et sur des personnes : «Nous savons que l'exposition à la dioxine provoque des cancers, des immunodéficiences, des troubles endocriniens, des pathologies de la reproduction, des troubles hépatiques, des lésions cutanées... Certaines personnes présentent des taux plus élevés que d'autres, le ministère de la Santé vietnamien doit travailler là-dessus, y compris avec les Américains.»

Vétérans. Mais seuls les Vietnamiens ont mené des études sur l'épidémiologie. Ainsi, l'une d'elles a montré que, sur deux groupes d'une même région, le risque de malformation est dix fois plus élevé (2,28 % contre 0,22 %) parmi 394 femmes nées et allaitées lorsque des défoliants étaient déversés sur le Vietnam que parmi 2 281 autres femmes, nées et allaitées entre 1938 et 1963. Résultats intéressants, mais qui n'ont jamais pu répondre aux exigences des revues scientifiques internationales. Pour les Américains, il n'existe pas de preuve directe du lien entre la maladie d'un individu et la dioxine. A ces deux contradictions près : un rapport médical américain a établi, voici deux ans, un lien entre l'exposition à l'agent orange et la leucémie lymphoïde chronique. Et, en 1984, sept entreprises américaines ont versé 180 millions de dollars à 10 000 vétérans américains. Un arrangement qui a évité qu'ils ne portent plainte devant les tribunaux.

En revanche, ni reconnaissance ni argent pour les victimes vietnamiennes. Présent à Paris, Constantine Kokkoris, l'un des avocats des plaignants, s'étonne que, dix jours à peine après l'exposé de la plainte devant le juge, il soit rendu un jugement de 233 pages. «Le juge a pris pour postulat que l'agent orange n'est pas un poison, nous pensons que le dosage en dioxine en fait un poison.» Monique Gemilliers-Gendreau, spécialiste du droit international (Paris-VII), résume la situation : «On constate que les pathologies sont plus élevées chez les personnes en relation avec la dioxine, mais ce n'est pas suffisant pour que les scientifiques établissent la preuve du lien direct. Les juristes sont dans une situation différente, des choses sont interdites par le droit pénal, qu'il y ait eu effet ou pas. L'emploi des armes chimiques était déjà interdit, mais il n'existe pas de juridiction internationale compétente. Je suggère de demander un avis consultatif de la Cour internationale de justice, c'est un moyen de pression très important.»

Inconnue. Alors que Bill Clinton se disait prêt à faire un geste pour les victimes vietnamiennes, le gouvernement actuel en est très loin : le département de la Justice avait demandé au juge de Brooklyn de rejeter la plainte, affirmant que «l'implication de cette affaire serait ahurissante car elle ouvrirait la voie au dépôt de plaintes d'anciens ennemis des Etats-Unis auprès du système judiciaire américain». Une inconnue également : la position réelle du gouvernement vietnamien. Est-il prêt à s'opposer frontalement aux Etats-Unis ? La question, posée au colloque, n'a pas reçu de réponse.

(1) Organisé par l'Association d'amitié franco-vietnamienne, qui publie un livre : l'Agent orange au Vietnam (Ed. Tirésias).

Par Sylvie Briet - Libération - 14 Mars 2005.