~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Au Vietnam, du temps glorieux des Chams

Assise en tailleur devant un xylophone, face à une haute tour de brique et de pierre sept fois centenaire, une vieille dame menue, petit chignon, tunique grise, psalmodie une prière lancinante qu'elle rythme de petits coups d'un marteau de bois sur son instrument. Puis elle se lève, allume trois bâtonnets d'encens qu'elle plante derrière l'autel, salue les mains jointes et redescend, sous un soleil ardent, le chemin qui mène du kalan, le temple, jusqu'à la ville de Thap Nhan, en bordure de mer. Le sanctuaire, joliment baptisé tour de l'Hirondelle, est dédié à Po Nagar, une déesse du panthéon hindouiste, l'une des représentations de Parvati, l'épouse de Shiva.

Sait-elle, cette modeste Vietnamienne hindouiste du XXIe siècle, que ce lieu de culte est un des rares vestiges – une centaine de kalan au total subsistent sur le sol national – d'une des deux grandes ethnies qui se sont battues pour la domination du pays durant 1 500 ans, celle des Chams, vaincus par les Viets ? Savent-ils, ces centaines de pèlerins qui viennent prier la même déesse dans un autre de ses temples, le merveilleux ensemble architectural éponyme de la divinité, dans la baie de Nha Trang, que du IIIe au XVIIe siècle, le Champa s'étalait du nord de Hué jusqu'aux abords du delta du Mékong, à l'extrême sud du pays ?

Probablement pas, tant l'Histoire s'est acharnée à anéantir leur royaume. Au point qu'aujourd'hui, les quelque 100 000 Chams survivant, l'une des 53 ethnies officielles du Vietnam, se retrouvent réfugiés sur les hauts plateaux à l'ouest d'Hô Chi Minh-Ville (ex-Saïgon) et dans le sud du Cambodge. Pour la plupart, ils sont islamisés ou retournés à des pratiques animistes primitives, après avoir fait briller une civilisation d'un raffinement extrême, mélange original de toutes les influences culturelles et religieuses de l'Asie du Sud-Est.

Un peuple mystérieux

Ce sont les sculptures de grès sauvées de leurs temples en ruines, plus quelques menus objets d'or et d'argent, seuls vestiges transportables des trésors architecturaux qui témoignent de l'existence du Champa que le Musée Guimet présente, sous le titre «Trésors d'art du Vietnam : la sculpture champa (Ve-XVe siècles)». Quatre-vingt-dix pièces, dont trente issues des collections du musée, la majeure partie des autres provenant des musées d'Hô Chi Minh-Ville et surtout du délicieux musée colonial aux baies ocre et blanches de Danang. Les Chams demeurent pour nous assez mystérieux. On sait que ce sont des peuples venus de la mer, parlant une langue non indo-européenne, de la famille malayo-polynésienne. Des siècles durant, ils eurent à lutter pour leur survie, menacée au sud par les turbulents Khmers et au nord par les Chinois et les Viets conquérants.

Lentement, de guerres perdues en territoires envahis, les Chams furent repoussés au sud, jusqu'à se retrouver, au XVe siècle repliés dans la province qu'ils appelaient Vijaya et qui correspond de nos jours à celles de Quang Ngai et de Binh Dinh. En 1822, le Champa avait totalement disparu. Les civilisations perdues nous sont généralement connues par leurs morts. Les Chams font exception à la règle. Pas d'habitat, pas de palais, pas non plus la moindre tombe, avatar de toutes les religions qui méprisent l'enveloppe charnelle. De ce puissant royaume, il ne reste que des temples, ces fameux kalan, hautes tours carrées éparpillées à travers tout le sud et le centre du Vietnam.

Par Anne Marie Romero - Le Figaro - 15 Octobre 2005


Les féroces gardiens et la belle Tara

«Il s'agit d'une exposition de sculpture et non d'architecture», prévient Thierry Zéphir, cocommissaire de l'exposition avec Pierre Baptiste, conservateur au Musée Guimet. Autrement dit, peu de photographies de kalan, mais en revanche un très beau relevé d'Henri Parmentier et des photographies de sites du début de XXe siècle, prises par un passionné, Charles Carpeaux (le fils du sculpteur) qui nous permettent de mesurer les outrages des guerres et du temps.

Le parcours des oeuvres est chronologique, ce qui bouscule un peu la géographie et les religions puisqu'on va passer de pilastres en brique d'un temple hindouiste détruit de My Son, datant du VIIe siècle, profondément gravé de guirlandes de fleurs, à un ensemble provenant d'un temple bouddhique celui-là, Duong Dang, du Xe siècle. Parmi les pièces les plus remarquables de ce temple, une tête géante de bouddah, et une très belle tête d'Avalokitesvara, un des multiples bhodisatvas, les sages qui sont parvenus au nirvana, reconnaissables à leur chignon sur l'oreille. A voir aussi les hautes statues de «gardiens de l'espace», géants de grès au visage féroce, et, provenant également de Duong Dang, un durga hindouiste qui maîtrise le démon buffle, témoin du syncrétisme que pratiquaient les Chams.

Tous les spécialistes s'accordent pour faire du Xe siècle l'«âge d'or» du Champa, celui où l'art s'épanouit et s'enrichit avant de se synthétiser jusqu'à l'appauvrissement et la simple stèle gravée, après le XIIIe siècle.

Age d'or médiéval

C'est dans cet âge d'or, coeur de l'exposition, que vous verrez un gracieux Shiva dansant et la Devi de bronze vêtue de plissés moulants du musée de Saïgon, sans compter une multitude d'animaux mythiques, l'oiseau Garouda – monture de Shiva, l'éléphant Ganesha, des éléphants-lions, des serpents naga, des danseurs, des lions la tête en bas sur le piedroit d'une porte, des êtres hybrides exultant de joie et d'exubérance, une foule de délicates petites danseuses apsara à l'assaut de pilastres. C'est l'époque de l'épanouissement, de l'opulence, bientôt de l'excès lorsque la décoration va prendre le pas sur la sculpture au XIIIe siècle. Pourtant le Champa va encore produire pendant deux siècles de remarquables sculptures comme la belle série des huit petits gardiens de l'espace et les splendides tympans en amande de Trah Kieu et de Thap Mam.

Plus tard, la sculpture rentrera dans les murs, remplaçant souvent le ronde-bosse par le haut-relief. Un grand Shiva des «Tours d'argent» ayant conservé des vestiges de polychromie laisse apercevoir cette évolution. C'est aussi l'époque des plus petits objets : un petit linga, une aiguière à deux becs, un bol, une aiguière d'argent...

Mais c'est de Danang que vient la pièce la plus exceptionnelle : la Tara de Dong Duong, conservée dans un des ateliers du musée de la ville. Cette magnifique et altière déesse vêtue d'un plissé de cuivre moulant, porte des incrustations d'argent dans les cheveux, de l'or, du cristal de roche et de la cornaline dans les yeux et sur le visage. Ses mains perdues devaient porter une fleur de lotus et une trompe.

Par Anne Marie Romero - Le Figaro - 15 Octobre 2005


Les traces sculptées de la civilisation cham

Au plus fort de la guerre du Vietnam, en 1969, Philippe Stern, directeur du Musée Guimet, écrivait au président des Etats-Unis, Richard Nixon, pour demander la protection des musées de la ville de Da Nang et des monuments de la région, raconte Jean-François Jarrige, son actuel successeur à la tête de l'établissement parisien. Le conservateur a eu gain de cause et les trésors de l'art du Champa ont pu être préservé s. Les Irakiens ont eu moins de chance." Pourtant qui connaît la civilisation cham dont le Musée Guimet présente une centaine de pièces ? Seuls quelques spécialistes sont capables de pointer sur une carte le lieu où cet ensemble de principautés se sont épanouies entre le Ve siècle et le XVe siècle de notre ère le long des côtes sud-vietnamiennes.

L'exposition de l'établissement de la place d'Iéna peut se lire doublement. L'histoire, par pierres interposées, d'une aventure humaine aujourd'hui méconnue, dont les seules traces sont des oeuvres d'art sauvées de la jungle. On peut aussi, à travers l'esthétique changeante de ces pièces, lire le cheminement d'une évolution artistique à comparer avec celle d'autres civilisations, comme l'avait fait en son temps l'historien d'art Henri Focillon. L'art du Champa n'est pas un sous-produit de la civilisation khmère, comme on l'a longtemps affirmé, mais doit beaucoup aux arts de l'Inde. Ainsi les sculptures des Cham, plus en mouvement, moins hiératiques que celles de leurs voisins khmers, sont plutôt à rapprocher de celles du sous-continent.

Les Cham ont débarqué sur la côte vietnamienne vers le Ve siècle avant notre ère. Ces populations venaient de Malaisie, de Java, de Bornéo ou des Philippines. Elles se sont installées sur une frange étroite du littoral, remontant les rivières entre Hué et le nord de l'actuel Hô Chi Minh-Ville (Saïgon). Ces peuples maritimes sont restés en contact, par cabotage, avec l'Inde du Sud. Ils adoptent d'ailleurs l'écriture sanskrite que l'on peut voir sur une stèle (une invocation au dieu Shiva), au début de l'exposition. Ils pratiquent des religions hindouistes et le bouddhisme.

"Gardien de porte"

Pendant longtemps les principautés cham vont jouer un habile jeu de bascule entre les Khmers qui les menacent à l'ouest et les Vietnamiens du nord. Mais ces derniers, à partir du XVe siècle, commencent à les submerger. Aujourd'hui, il reste moins de 150 000 Cham (en partie islamisés) au Vietnam. Les monuments du Champa ­ - construits en brique ­ - ont disparu peu à peu, avalés par la forêt. Ils seront redécouverts, à la fin du XIXe siècle, par des archéologues français qui, pour entreposer les sculptures retrouvées, construiront des musées, notamment à Da Nang.

Ce sont ces établissements qui ont prêté la plupart des pièces visibles au Musée Guimet. Ainsi ce linteau du VIIe siècle, d'une facture très simple, montre Vishnou couché sur le serpent Ananta et la naissance de Brahma qui va créer le monde. L'admirable bouddha de bronze (VIII-IXe siècle), avec sa tunique plissée, a peut-être été élaboré en Inde du Sud, voire au Sri Lanka.

Autre trésor prêté par le Musée de Da Nang, la somptueuse déesse de bronze découverte fortuitement en 1978. Un splendide gardien de porte (Xe siècle), à l'allure courroucée, d'un mouvement qui frôle le baroque, témoigne sans doute d'une influence chinoise. Le buste féminin de Huong Qué (Xe siècle) a fait sensation lorsqu'il a été exhumé entre les deux guerres. Sa simplicité très Art déco avait été très remarquée. Une salle de l'exposition est consacrée à My Son, un site classé au patrimoine mondial de l'Unesco, dont les monuments (des gardiens de l'espace qui protègent les points cardinaux) s'échelonnent entre le Ve et le XIIIe siècle, apogée de la civilisation du Champa. La dernière salle, plongée dans la pénombre est là pour évoquer "le crépuscule des Cham au XVe, indique Pierre Baptiste, l'un des commissaires de l'exposition. Les sites sont alors abandonnés. La représentation anthropomorphe des dieux ou des rois divinisés est remplacée par un art plus décoratif qui tend vers l'abstraction".

On peut ainsi percevoir, au terme de ce parcours, la longue et lente évolution des arts du Champa. En un millénaire, ils sont passés d'une simplicité que l'on pourrait qualifier de quasi "romane", à un épanouissement presque baroque avant de culminer avec une sorte de classicisme très épuré. Ils aboutissentr à un style décoratif presque abstrait : les figures vont s'effacer peu à peu dans le fond et les artistes se perdent dans le détail d'une précision toujours plus fouillée.

Par Emmanuel de Roux - Le Monde - 14 Octobre 2005