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Agent orange, de terribles retombées

Trente ans après la fin de la guerre, l'agent orange mine toujours la vie des Vietnamiens. On commence à réhabiliter forêts, mangroves et champs cultivés

Jeudi 10 mars 2005. La nouvelle est passée quasi inaperçue dans les médias français. Pourtant l’information est de taille. Une plainte pour "crimes de guerre" déposée par l’Association des victimes de l’agent orange/dioxine du Vietnam en janvier 2004 contre 37 firmes chimiques américaines – dont Monsanto et Dow Chemical – vient d’être rejetée par le tribunal de première instance de la justice fédérale américaine à New York. Bien que l’association vietnamienne fasse appel, cette décision a été perçue comme une injustice et a déçu nombre de participants à la Conférence internationale sur les effets des épandages de défoliants au Vietnam qui s’est tenue récemment au Sénat à Paris, sous l’égide de l’Association d’amitié franco-vietnamienne (AAFV), présidée par Francis Gendreau, démographe, ancien chercheur à l’Institut de recherche pour le développement.

Une décision d’autant plus mal reçue que les choses avaient un peu bougé depuis les années 1980. En 1984, en effet, l’action menée par une association d’anciens combattants américains avait permis de reconnaître l’existence d’un lien entre l’épandage de l’agent orange, son contaminant toxique la dioxine, et certaines maladies. Bien avisés, «les fabricants de produits chimiques ont versé 180 millions de dollars aux vétérans afin de couper court au dépôt d’une plainte ; de son côté le gouvernement américain a indemnisé 13 vétérans acteurs des épandages. En revanche, les millions de victimes vietnamiennes, mais aussi laotiennes et cambodgiennes, n’ont rien reçu», s’est offusquée Mme Phuong, médecin gynécologue, directrice de l’hôpital Tu Du à Hô Chi Minh-Ville, l’ancienne Saïgon.

Aujourd’hui, l’état de santé du sud du Vietnam après l’épandage de dioxine est mitigé. Tragique sur le plan médical, social et psychologique, elle se présente sous une facette plus optimiste du côté de l’écologie. En effet, l’agent orange et son funeste comparse font encore des ravages dans la population. Notamment chez les minorités ethniques des montagnes du Sud, plus pauvres, moins instruites et très liées culturellement au monde de la forêt, ou encore les habitants vivant près du 17e parallèle, zone toujours infestée de mines et de bombes non explosées. Près d’un tiers de siècle après la fin des épandages, les jeunes femmes de la troisième génération mettent toujours au monde des enfants mort-nés, malformés ou retardés mentaux (lire La Croix du 16 mars).

Jusqu'à 4,8 millions de personnes affectées

De 1961 à 1971, les forces américaines ont pulvérisé 83 millions de litres de défoliants, affectant entre 2,1 et 4,8 millions de personnes, et dégradant entre 2,7 et 3,3 millions d’hectares, soit près du dixième de la superficie du Sud-Vietnam. Ce qui correspond à 30 % de la forêt et des mangroves, selon le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri). À l’agent orange étaient associées des impuretés de fabrication dont la principale est la dioxine TCDD, qui sera classée comme cancérigène en 1997 par le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC), bien après l’explosion de l’usine italienne de Seveso en 1976. Sa toxicité est telle qu’il suffit de 80 g de ce produit, dilué dans de l’eau, pour empoisonner mortellement une ville de 10 000 habitants. Or, ce sont plus de 500 kg de ce produit qui ont été déversés par les Américains sur 10 % de la surface du Sud-Vietnam, ainsi qu’en lisière du 17e parallèle et le long des parties laotiennes et cambodgiennes de la piste Hô Chi Minh.

La destruction de la forêt tropicale – objectif initial de l’épandage de défoliants – a été tellement importante qu’elle a donné naissance au terme «écocide». Certaines photos montrent bien un cimetière d’arbres aux troncs noirs, écorcés, rappelant un peu les champs de bataille de Verdun. Entre ces spectres de cellulose ont poussé des graminées ou des bambous, mais pas d’arbres de qualité. «Du 17e parallèle jusqu’au cap Ca Mau au sud, les forêts de montagne et de plaine, les mangroves côtières et les rizières ont été plus ou moins détruites et les sols érodés sont devenus stériles», explique Vo Quy, biologiste à l’Université nationale du Vietnam à Hanoï. Et avec elles, leur cortège d’animaux sauvages tels que l’éléphant, le tigre, le rhinocéros de Java, les bovidés, l’ibis et la grue, le python…

Toutefois, après des échecs de replantation dus aux incendies naturels, « les Vietnamiens ont fait des progrès notoires dans la réparation des dommages causés à l’environnement », témoigne Pierre Vermeulin, chimiste au CNRS et membre du Comité pour la coopération scientifique et technique avec le Vietnam. Des milliers d’hectares ont pu être reconstitués en utilisant d’abord des arbres à croissance rapide, des légumineuses comme l’acacia qui, au bout de trois ans, sont suffisamment hauts pour pouvoir abriter d’autres essences sous leur couvert. De même la forêt semi-inondée de Melaleuca dans le delta du Mékong a-t-elle recouvré 70 000 ha de palétuviers, apportant à la fois du bois pour la population et un gîte pour les crevettes, qui sont l’une des ressources alimentaires des habitants.

Des procédés écologiques de dépollution des sols

Mais c’est de la plaine des Joncs que les Vietnamiens sont le plus fiers. Là, sur une zone humide de 9 000 ha, près de 1 000 grues se sont réinstallées. Or, «les oiseaux ne nichent qu’en de bonnes terres», dit un dicton vietnamien. En outre, les scientifiques tentent de mettre au point des procédés «écologiques» de dépollution des sols. Ainsi, Dang Thi Cam Ha, à Hanoï, a-t-elle réussi à mettre au point des bactéries et des champignons microscopiques capables de dégrader les dioxines. En laboratoire, cela marche à 90 % en une semaine, mais dans la nature, sur un «point chaud» – ancienne base militaire où étaient transvasés les bidons d’agent orange ou endroit où s’est écrasé un avion épandeur –, seuls 30 % des dioxines ont pu être détruits au bout de trois mois.

En attendant, petit à petit, les Vietnamiens dépolluent au moyen de méthodes traditionnelles, lourdes et coûteuses. Le plus urgent est de décontaminer les fameux «points chauds», soit par incinération à haute température dans des fours transportables, soit en raclant les sols et en les stockant temporairement. Malgré ce travail de fourmi, «seulement un peu plus de 1 % de la forêt vietnamienne a été restauré», poursuit Pierre Vermeulin.

En attendant, les spécialistes prescrivent une demi-douzaine de recommandations. Il est ainsi conseillé de ne pas manger de poissons, de laver les légumes, d’enlever la graisse contenue dans les poissons et les canards. Autour des anciennes bases militaires, il est urgent de fermer les bassins d’aquaculture . Enfin, dans les sites où la contamination perdure fortement, il est recommandé, malgré la difficulté de la décision, de déplacer les populations.

Par Denis Sergent - La Croix - 29 Juillet 2005