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Dai Sijie dans les tabous chinois

Il tourne au Vietnam une histoire d'homosexualité féminine inspirée d'un fait divers.

NINH BINH - Sur le tournage des Filles du botaniste chinois, les traducteurs sont les personnes les plus importantes. A la tête d'une équipe composée de Chinois, de Vietnamiens, de Français et de Québécois, le réalisateur de Sijie, Chinois installé en France, participe lui aussi à l'exercice. Lorsque l'ingénieur du son chinois veut qu'un figurant vietnamien pose son bol sur la table en faisant moins de bruit, il crie en chinois, Dai Sijie traduit en français et une interprète vietnamienne relaie la consigne à l'intéressé. «Et ça marche», s'amuse le réalisateur.

Dai Sijie est de retour au Vietnam pour un deuxième tournage, après Tang, le onzième en 1998. Un choix dicté à chaque fois par les mêmes raisons : les portes de sa Chine natale lui sont fermées pour y faire ses films. En 2001, dans les paysages montagneux du Hunan, il a pu y tourner Balzac et la petite tailleuse chinoise, adapté de son propre roman, mais une fois achevé, le film n'a pas passé le barrage de la censure. Et a dû se contenter du réseau des revendeurs de DVD pirates...

Cette fois, il n'a même pas été question d'autoriser le tournage : écrit par Dai Sijie et Nadine Perront, le scénario touche à un tabou de la société chinoise, l'homosexualité féminine. Si elle n'est plus réprimée et ne fait plus partie des «maladies mentales» depuis l'an 2000, l'homosexualité reste cachée en Chine. Le cinéaste a dû se rabattre sur le Vietnam, moins regardant sur le scénario dès lors qu'il s'agit d'une histoire... chinoise !

Cadre poétique. Dai Sijie dit avoir été inspiré par un fait divers des années 80 : une ouvrière et une infirmière d'une usine d'une petite ville entretenant une liaison amoureuse ont imaginé, pour pouvoir vivre ensemble, que l'une d'elles épouse le frère de l'autre. Lorsque leur stratagème a été découvert, une bagarre les a opposées au père d'une des femmes, qui en est mort. Elles ont été condamnées à mort et exécutées. Les scénaristes ont transposé l'histoire dans un cadre plus poétique, selon Dai Sijie, pour la dépouiller de sa dimension sociale : «J'ai voulu raconter la découverte de l'amour, une histoire sincère et pure, je n'ai pas voulu lui donner un contexte social.»

Le Vietnam du Nord a constitué ce substitut de choix. Comme dans Balzac et la petite tailleuse..., le film devra beaucoup à un décor naturel somptueux. Restait à trouver les deux actrices pour incarner les héroïnes de cette histoire passionnelle. Ce ne fut pas chose aisée. Plusieurs comédiennes chinoises approchées, et pas des moindres, ont décliné l'offre, ne voulant pas être associées à l'homosexualité. L'une d'elles, Zhou Xun, la «petite tailleuse» du précédent film, avait même accepté avant de se désister, faisant état de pressions officielles. Il est aussi probable que, devenue une star dans son pays, la belle Zhou Xun ait eu peur de choquer son public... Mais une comédienne a relevé le défi : Li Xiaoran, connue en Chine pour ses séries télévisées à succès, explique qu'elle n'est «pas homophobe». «Chacun sa vie, dit-elle. Je suis très heureuse de pouvoir jouer ce rôle, c'est une expérience nouvelle pour moi.» Cette belle Chinoise de 27 ans sera Cheng An, la fille du botaniste.

Après le désistement de Zhou Xun pour le rôle de Li Min, la jeune femme qui vient faire un stage chez le botaniste et découvre l'amour avec sa fille, Dai Sijie s'est tourné vers... la France. Il s'est adressé à une actrice de 24 ans, née d'un père chinois et d'une mère française, élevée en France et... ne parlant pas chinois. Une gageure pour un film tourné en mandarin. Mylène Jampanoï a donc eu un défi à relever et y a mis toute son énergie. Après un petit rôle dans 36, Quai des Orfèvres, elle sortait du deuxième film de l'Indien Pan Nalin, la Vallée des fleurs, tourné dans l'Himalaya en hindi ! Elle s'était alors préparée quatre mois durant, pour apprendre les dialogues phonétiquement, et à monter à cheval.

«Métissage». Plus libre de sa parole que sa camarade chinoise, Mylène Jampanoï confie qu'elle a été attirée par la «dimension politique» du film : «Ça m'intéressait de montrer une Chinoise homosexuelle dans la Chine des années 80.» Dai Sijie a fait évoluer son scénario pour accueillir ses yeux gris-verts peu chinois : Li Min devient une orpheline de père chinois et de mère russe, une métisse. «Après vingt ans passés en France, je m'identifie au métissage, souligne Dai Sijie. Ça me convient de raconter cette histoire sous cette forme, je m'y sens à l'aise. Et ça m'a permis de pousser le scénario plus loin.» Pour «devenir» asiatique ­ part d'elle-même qu'elle connaît peu après une éducation 100 % française ­, Mylène Jampanoï se fait aider par une «coach» vietnamienne, Dang Tu Mai, elle-même metteur en scène de théâtre et de cinéma. Car on ne marche pas en Asie comme en Europe quand on est une femme, on ne s'assoit pas de la même façon, on ne s'exprime pas sur le même ton. «Mylène marchait le corps en avant, de manière trop volontaire ; ici les femmes font de plus petits pas. Elle parlait haut et fort alors qu'ici les femmes sont plus réservées, discrètes, ne font pas tant de gestes.» La jeune actrice confirme : «Je ne fais pas un geste sans lancer un regard à Tu Mai : elle m'a appris à devenir asiatique...»

Mais il est difficile de trouver deux comédiennes plus opposées que Li Xiaoran et Mylène Jampanoï. Les deux jeunes femmes n'ont visiblement pas réussi à dépasser les barrières qui les séparent, une incommunicabilité qui, on l'espère, ne devrait pas transpirer à l'image... Très calme sur le plateau de tournage, Dai Sijie semble avoir réussi à harmoniser aussi bien les incompatibilités d'humeur et de personnalités que les cultures nationales qui se retrouvent dans son équipe. Il donne de cette entente une explication personnelle : «Les membres de l'équipe savent que je suis malheureux de ne pas pouvoir tourner en Chine, alors ils veulent me faire plaisir...»

Par Pierre Haski - Libération - 25 Mai 2005