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Le sens d'une guerre

« Le Vietnam ? Ce n’est pas en tant qu’objectif stratégique ni même en tant que base politique qu’il nous intéresse. C’est en tant qu’épreuve… Ce que nous cherchons ici, c’est comment une puissance comme la nôtre peut l’emporter dans un conflit de ce type. Comment un Etat doté d’un immense potentiel militaire et d’une médiocre force politique, sur un terrain donné, peut vaincre un adversaire qui dispose de faibles moyens militaires mais d’une grande force politique… Ce problème, il n’est peut-être pas vital pour nous de le résoudre ici. Mais nous devons apprendre ici à le résoudre dans un secteur vital d’Asie, d’Afrique ou surtout d’Amérique latine. Il nous faut arracher d’ici le secret qui nous permettra de vaincre la subversion communiste au Venezuela, au Brésil ou au Guatemala… »

C’est un diplomate américain de haut rang qui parle, un des jeunes « cracks » de l’équipe Kennedy, qui participe depuis trois ans à l’élaboration de la stratégie des Etats-Unis en Extrême-Orient. Nous ne sommes alors qu’en septembre 1964 et les Américains n’ont pas encore changé de guerre : ils cherchent leur voie, dont l’un des éléments constitutifs est cette profession de foi d’une belle franchise. Mais il est alors d’autres facteurs qui jouent. Au thème des « grandes manœuvres vietnamiennes » s’ajoutent celui du « défoulement » et celui de la recherche du point d’application du surplus de puissance de Washington.

Un sac de fourmis rouges

Ecoutons l’un des plus brillants collègues de notre premier interlocuteur, le seul des très proches collaborateurs de M. Cabot Lodge qu’ait gardé à ses côtés le général Maxwell Taylor : « Nous en avons assez. N’espérez pas que les marins et les aviateurs américains vont se plier longtemps aux règles du jeu qu’à imposées le Vietcong. Notre adversaire est le plus fort dans une certaine guerre, la guerre au couteau, la lutte dans l’ombre, l’embuscade et l’assassinat. Nous, nous avons d’autres armes. Nous sommes assez forts en aviation, en guerre technique. Alors, il nous faut changer de guerre. Nous allons faire donner nos moyens. Et comme ce n’est pas sur ce damné terrain du Sud que nous pouvons employer des armes qui n’y sont pas adaptées, c’est sur le Nord que nous allons frapper. Le territoire de M. Hô, nous l’avons photographié mètre par mètre. Nous savons où frapper. Cela n’aura aucune efficacité ? Cela ne changera pas le cours de la guerre ? Peut-être : mais nous aurons au moins la satisfaction de ne plus subir, de faire subir à notre tour. Nous avons l’impression d’être enfermés jusqu’à la taille dans un sac plein de fourmis rouges, et d’avoir à portée de nos poings le type qui a excité les fourmis. Alors, nous le frapperons… »

La nouvelle guerre du Vietnam a donc commencé, il y a bientôt trois mois, sur trois thèmes : représailles, expérience de guerre antisubversive, recherche d’un terrain approprié à l’armement américain. Le 7 février, au lendemain de l’opération des commandos F.N.L. sur Pleiku était déclenchée une série de raids sur le Nord qui n’apparaissait encore que comme une application du « droit » de représailles. Mais à partir du 27 février, au lendemain de la publication à Washington d’un Livre Blanc dont les commentateurs soucieux de leur dignité n’ont parlé qu’avec une réserve polie, était mis en application le « plan McNaughton » que R. Kleinman, l’envoyé spécial du « New York Times » à Saigon, appelait alors « une guerre aérienne permanente mais limitée contre le Vietnam du Nord […] sans rapport avec une provocation spécifique, et tendant à obtenir de Hanoi des conditions de paix honorables ».

Un rideau atomique

Le père de ce plan, M. McNaughton, l’une des jeunes étoiles de la nouvelle politique américaine, est probablement, de tous les membres du brain trust de M. Johnson, celui que le président écoute maintenant le plus volontiers en ces matières. En tant qu’« assistant du secrétaire à la Défense pour les affaires de sécurité internationale » il est situé exactement à la charnière des différents services et des différents responsables qui dirigent la politique américaine au Vietnam – MM. McNamara, McGeorge Bundy, William Bundy, et, naturellement, la C.I.A., à laquelle il a naguère appartenu. Personnage clef, on le voit, et que ses sentiments ne permettent pas précisément de ranger parmi les doves, les colombes washingtoniennes, mais plutôt parmi les hawks, les vautours, qui ont, depuis trois mois, investi la Maison Blanche.

Le « plan McNaugthon » se présentait à l’origine comme l’expression stratégique du « bombarder pour négocier » qui est devenu le leitmotiv officiel de la politique américaine. Mais si la fin tend parfois à justifier les moyens, il est constant que les moyens conditionnent la fin et qu’ils tendent à devenir une fin en soi. Ainsi à la veille de proposer l’autodétermination à l’Algérie, le général de Gaulle offrit-il au général Challe une chance de « gagner » – y voyant pour lui-même un moyen d’affaiblir l’interlocuteur : ce furent l’opération Jumelles et les terribles ratissages des années 1959-1960. Il fallut abattre des barricades et briser un putsch pour éviter que ces opérations « tactiques » ne provoquent une totale réorganisation stratégique.

Au Vietnam, les Thunderchiefs de l’U.S.Air Force sont en train de déborder le « plan McNaugthon » et le bombardement permanent du Nord semble destiné beaucoup moins à préparer la négociation qu’à démontrer que l’on peut intimider les « rouges », peut-être même au-delà de la frontière sino-vietnamienne. Et le recours aux engins nucléaires tactiques est une hypothèse de plus en plus souvent formulée par la presse américaine : dans le dernier numéro d’« US News and World Report », par exemple, on lit que Washington a désormais le choix entre trois formes d’action : ou bien employer des armes atomiques tactiques, dans le Sud (ce que permet l’envoi à Da Nang d’« howitzers » équipés à cet effet) ; ou bien créer le long de la frontière laotienne une zone nucléarisée qui établirait un rideau infranchissable entre les deux Vietnams ; ou bien lancer sur le Nord une bombe « A » – oh ! pas forcément sur Hanoi, peut-être sur une ville de second ordre… un simple Hiroshima à l’échelle du Vietnam.

Le 2 janvier 1956, les Français avaient cru élire Pierre Mendès-France et le Front républicain ; ils avaient élu Robert Lacoste et l’état-major d’Alger. Le 4 novembre 1964, les Américains ont cru élire Johnson et un programme d’« homme tranquille » – droits civiques, guerre à la pauvreté, non-extension du conflit asiatique. Tout se passe, au Vietnam, comme s’ils avaient élu Barry Goldwater et sa stratégie de vieil aviateur frénétique. Cinq mois après ce scrutin, M. Dean Rusk, l’un des « sages » de cette administration, s’adresse à ce qu’il appelle avec une ironie mélancolique les « élites » – les guillemets sont de lui –, M. Lewis Mumford, cent professeurs de Yale, le « New York Times », sur le ton dont M. Soustelle usait il y a dix ans pour parler de l’Université française : « Vous deviez former la jeunesse, vous répandez des contre-vérités. »

Partir ou changer de guerre

M. Soustelle affirmait que l’Egypte fournissait 60 % de l’effort de guerre du F.L.N. Aujourd’hui, M. Rusk prétend que la guerre révolutionnaire du Vietnam est une invasion du Sud par le Nord. Un observateur doté d’un minimum de sang-froid – qu’il soit l’un de ces journalistes américains qui mènent sur place les enquêtes les plus sérieuses mais dont la copie est savamment « conditionnée » à l’arrivée, un diplomate japonais ou un député britannique – peut constater que si Hanoi est plus présent dans les maquis vietnamiens que Gamal Abdel Nasser ne l’était dans les djebels algériens, son aide n’est qu’un appoint très important, non la source et le moteur de l’effort du F.N.L. Il est significatif qu’après tant d’affirmations sur l’« agression » du Nord, on annonce triomphalement, le 25 avril, qu’on a découvert la preuve de la présence d’un militaire nordiste au Sud. Imagine-t-on que M. Hô Chi Minh s’adresse au monde pour faire savoir qu’on a relevé la présence d’un militaire américain au Vietnam ? Au demeurant, la présence d’un bataillon nord-vietnamien au Sud, annoncée le 25 avril à grand fracas, était signalée en 1959 par M. Ngô Dinh Nhu à un journaliste français – voilà plus de 5 ans…

Il y a quelques mois encore, les stratèges américains ne pensaient qu’à la contre-guérilla. C’était au temps où, passant par Paris, M. Cabot Lodge déclarait que ses collaborateurs pensaient avoir découvert le secret de la victoire contre le Vietcong en lisant l’ouvrage du colonel Trinquier sur la guerre révolutionnaire… Mais ces naïvetés sont oubliées. M. McNamara et le général Taylor ne sont pas précisément des imbéciles et, prenant l’affaire directement en main lors de la conférence d’Honolulu de juin 1964, ils ont constaté que les. Etats-Unis avaient perdu une guerre et qu’il fallait ou s’en aller, ou en faire une autre. Ils ont changé de guerre.

Actuellement, ils en font trois. Ils poursuivent au Sud la contre-guérilla, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais ils la poursuivent avec d’autres moyens, en expérimentant sur les paysans vietnamiens (qui ont en commun avec les vici – combattants Vietcong – de porter le même pyjama de soie noire et de barboter à longueur de journée dans la rizière), tous les engins susceptibles de décourager, de par le monde, les peuples désireux de se débarrasser d’un régime impopulaire. Ils ont entamé une guerre de positions, de Bien Hoa à Da Nang, afin de démontrer aux Vietnamiens que s’ils s’enterrent ainsi, c’est pour rester longtemps ; et ils accentuent de jour en jour leur guerre aérienne contre le Nord. Reprenons ces trois visages de la guerre.

Les trafiquants de Cholon

La guerre « antisubversive » est actuellement menée, d’un côté, par 120 à 130 000 maquisards du F.N.L., dont 35 000 combattants embataillonnés pourvus d’un armement régulier, au sein d’unités qui disposent d’environ une arme automatique pour vingt combattants ; de l’autre, par un peu moins de cinq cent mille hommes de l’armée nationaliste, les arvens (armée de la république du Vietnam) dont 40 % de supplétifs, et 33 200 Américains – chiffre officieux en date du 20 avril – dont 15 000 combattants environ. A noter que, sur ces derniers, on compte près de cinq mille officiers, encadrement sans précédent et qui situe ce corps expéditionnaire à un niveau supérieur à celui de la France à la veille de Dien Bien Phu, qui comprenait moins de 40 000 métropolitains, dont 3 000 officiers. (Mais, il est vrai, 150 généraux.). La proportion des combattants est à peu près de 5 contre 1.

Ce qui est peu pour les gouvernements, la plupart des experts de ce genre de guerre estimant qu’une guérilla ne peut être écrasée qu’à 10 contre 1. L’armement du F.N.L. est, on le sait, un constant objet de controverse. Le 20 avril, M. McNamara affirmait que la majorité de ses armes venaient du Nord. Il faut tout de même observer que, entre le 11 et le 17 avril, les gouvernements ont perdu 315 armes, les maquisards seulement 80. La différence suffit à équiper deux compagnies (chi-doi) du F.N.L. Et il ne s’agit pas d’une période de pointe, les arvens ayant éprouvé relativement peu de revers à cette époque. En fait, on estime que 1 000 armes environ changent de camp tous les mois. Ce qui correspond à peu près au nombre de combattants vici recrutés – non seulement par volontariat mais aussi, souvent, par force – pour relever les pertes provoquées par les forces de Saigon, et enfler les effectifs des maquisards.

Il est indéniable qu’un apport parallèle provient soit du Nord, soit par la côte et la « piste Hô Chi Minh » (le long de la frontière laotienne), soit par débarquement sur la côte ouest de la Cochinchine, presque entièrement contrôlée par le F.N.L., soit d’autres sources, extrêmement diverses. Un journal de Saigon signalait naguère que l’achat d’armes restait libre au Vietnam du Sud : ce qui faisait de Cholon l’un des principaux centres de trafics d’armes du pays, à quelques centaines de mètres de la résidence du général Taylor. Jusqu’au milieu de l’année 1964, on pouvait affirmer que les vici étaient équipés à 80 % d’armes occidentales (américaines pour les « réguliers », françaises – d’avant 1956 – pour les supplétifs), à 5 % d’armes de contrebande d’origines très diverses, à 5 % d’armement fabriqué dans les maquis, à 10 % de livraisons du Nord acheminées soit par la piste Hô Chi Minh, soit par mer. Depuis six mois, la proportion des matériels nordistes s’est beaucoup accrue : elle peut représenter 25 % de l’ensemble.

Quant aux combattants, c’est à peu près à la même époque que la présence d’effectifs venus d’au-delà du 17e parallèle est devenue certaine. Il s’agit en général d’individus originaires du Sud et regroupés dans le Nord après les accords de Genève de 1954. Mais, parmi les cadres et les techniciens dépêchés par Hanoi sur le champ de bataille, il y a certainement aussi des Nordistes d’origine : au point où en est la guerre, on imagine mal les autorités du Nord surveillant de très près les livrets de famille des combattants. Au demeurant, les patronymes sont encore plus unifiés au Vietnam qu’en France : s’il y a beaucoup de chances qu’un Hoang soit du Nord et un Huynh du Sud, les Nguyen, les Lé et les Tran sont également répartis dans les deux zones du pays. Et si les accents sont différents, si le mot Tu Do (liberté) se prononce tou zo dans le Nord et tou yo dans le Sud, les brassages de population ont été si intenses au temps de la colonisation que la confusion est constante.

Du côté adverse, les effectifs et les moyens ont crû à une vitesse fantastique. En 1954, au lendemain des conventions d’armistice, l’armée nationaliste était forte de 180 000 hommes. La mission militaire américaine comprenait 400 hommes. En 1959, au moment de la reprise de la guerre (que l’on peut dater d’octobre de cette même année), l’armée de Diem comptait près de 300 000 hommes, et le général Williams groupait sous ses ordres 4 000 conseillers. En 1964, lors du début de l’« escalade » (5 août) le général Khan commandait à plus de 400 000 hommes, le général Harkins à un peu moins de 20 000. A la fin d’avril 1965, nous l’avons vu, il faut évaluer les forces anticommunistes à un demi-million d’hommes (les effectifs du général Navarre au temps de Dien Bien Phu) dont plus de 30 000 Américains.

Des jouets atroces

Mais ce sont surtout les armements qui changent la face de la guerre. L’énumération des nouvelles armes utilisées au Vietnam fait honneur à l’imagination des briseurs de révolution et promet de beaux jours aux guérilleros panaméens ou guatémaltèques. Les ingénieurs américains ont mis au point un appareil portatif de détection à l’infrarouge qui décèle la présence de tout être humain dans un rayon de 200 mètres, si bien caché soit-il. Ils ont inventé le « chien paresseux », shrapnell géant, bombe de 2 tonnes bourrée de fléchettes qui explose à 10 mètres du sol en causant de terribles blessures aux hommes tout en lardant le terrain de pièges dangereux. Ils ont fait don aux aviateurs de la bombe « œil de serpent », à chute lente, dirigeable à volonté, doté les hélicoptères U.S. d’une sorte de sac de 200 grenades accroché à leur ventre, qui fait le vide sur plus de 2 000 m2, et du « bull pup », engin de 200 kg de T.N.T. téléguidable, capable de détruire des abris souterrains – sans parler du nouveau napalm, perfectionné au point d’être à son prédécesseur ce que les nouveaux engins thermonucléaires sont à la bombe d’Hiroshima.

Les fantassins n’ont pas été oubliés dans cette distribution de jouets fous : ils disposent maintenant d’un engin automatique ultra-léger (moins d’une livre) qui tire des projectiles si meurtriers et à trajectoire si rapide que toute blessure provoque presque automatiquement la mort, en faisant littéralement éclater la chair et en ébranlant le squelette tout entier. Ils disposent maintenant de radars portatifs qui sont peut-être l’arme anti-guérilla la plus efficace. Appuyée par la plus puissante machine de guerre flottante jamais constituée par un Etat, la 7e Flotte, le corps expéditionnaire américain dispose maintenant de dix grandes bases aéronavales ou aéroterrestres dont la défense donne évidemment un caractère nouveau à la guerre. En se fixant ainsi au sol, le commandement américain n’entend pas seulement donner un réconfort psychologique à ses alliés de Saigon en leur démontrant sa volonté de « tenir » : il tente vraisemblablement de précipiter le passage des stratèges du F.N.L. (conseillés, sinon téléguidés, par le général Giap, qui a su réinventer Mao Tsé-toung à l’échelon du Vietnam) de la deuxième phase de la guerre révolutionnaire – guérilla de grande envergure, mettant l’accent sur la mobilité – à la troisième phase : opérations de type classique, mettant l’accent sur la puissance de choc.

L’état-major américain est persuadé que si le vici se lance dès maintenant dans cette aventure, il se « cassera les dents » ; contre Da Nang, par exemple – ce qui faillit arriver à Giap en 1951 contre les positions de De Lattre à Vieh Yen.

Le hérisson de Da Nang

Le F.N.L. est-il réellement entré dans cette troisième phase ? Le surprenant mouvement de troupes du « front de Libération » observé depuis trois mois au sud du 17e parallèle, des rizières du Sud vers les forêts du Nord de Saigon, qui fit croire à une véritable retraite devant un effort de guerre américain trop pressant pour les maquisards, paraît en tout cas s’expliquer par la volonté de disposer de forces considérables dans des secteurs où la guérilla classique risque de le céder à des affrontements d’envergure, et où l’aide du Nord peut se matérialiser plus facilement. On avait souvent prévu que le déclenchement de la guerre aérienne contre le Nord provoquerait la disparition du 17e parallèle et l’entrée massive de la puissante armée de Giap (309 000 hommes bien équipés) au Sud. Le « front » et ses amis de Hanoi semblent avoir préféré une formule de transition, l’adossement de l’effort militaire des maquisards à la République populaire du Nord et, vraisemblablement, la création d’une vaste zone « libérée » où pourrait se constituer un gouvernement du type G.P.R.A.

La carte de guerre est favorable à une telle stratégie s’il contrôle, de l’avis à peu près général, 60 % du territoire, on constate que le F.N.L. a réussi à affirmer son autorité sur une bande de terrain qui ceinture le Vietnam du Sud, du 17e parallèle au Mékong, le long du Laos, du Cambodge et de centaines de kilomètres de côtes. Loin d’être enfermé, comme l’A.L.N. pendant la guerre d’Algérie, il a deux poumons largement ouverts, l’un vers les deux royaumes qui ne peuvent contrôler ses va-et-vient, l’autre vers la mer. Ce n’est pas sur lui que l’étau tend à se resserrer, c’est lui qui paraît en posture de recourir à cette stratégie. Mais toute assimilation entre Dien Bien Phu et Da Nang est superficielle. Certes, la saison des pluies commence dans un mois, et dès lors la base tenue par les Marines aura des communications moins faciles avec l’aviation et la marine qu’en saison sèche. Mais les moyens dont disposent le général Westmoreland et l’amiral Outlaw, chef de la task force aéro-maritime détachée de la 7e Flotte pour assurer le soutien des forces de Da Nang, sont sans commune mesure avec ce dont disposaient Navarre et Castries.

Le général Taylor peut à tout moment déclencher l’« opération Vautour » que ses prédécesseurs refusèrent à Georges Bidault qui leur demandait de sauver Dien Bien Phu. Mais à force de se renforcer dans leur base de science-fiction, les combattants américains semblent négliger la région des plateaux, où les vici remontés du Sud se consolident. Qui tend un piège à l’autre ? Le commandement américain, en offrant une cible à l’adversaire pour qu’il se jette prématurément sur Da Nang et y laisse ses meilleures troupes ? Ou les stratèges « rouges », en forçant les Marines à former un hérisson immobile et aveugle à Da Nang.

Les digues du fleuve Rouge

Reste la troisième guerre, celle qui est conduite contre le Nord. Des attaques « techniques » du 5 août 1964 aux grands raids de nuit qui ne distinguent guère entre cibles et brisent indistinctement ponts, dépôts de vivres et villages, les aviateurs de Saigon ont fait du chemin. Il leur reste trois degrés d’escalade à franchir avant de s’en prendre à la Chine. L’attaque des centres industriels vitaux du Vietnam du Nord : le complexe sidérurgique de Thaï Nguye, au nord-est de la capitale, orgueil du régime, le complexe d’industries légères de Viet-Tri, à l’ouest. Puis, les raids de terreur sur les grandes villes, Hanoi et Haiphong. Enfin, la destruction des digues qui suspendent des millions de m3 d’eau du fleuve Rouge sur la tête des paysans du delta tonkinois – opération qui ferait parler de génocide. On dira que le Pentagone n’est pas en position d’entendre de telles objections : il semble pourtant que la vague de protestations suscitée par l’annonce de l’emploi des gaz dits « annihilants temporaires » ait mis un terme à cette force de combat.

La « guerre limitée » contre le Nord a-t-elle renversé le cours de la guerre ? A cette question, M. McNamara répondait voici quelques jours « pas encore ». Et le général Taylor indiquait pour sa part qu’elle avait surtout eu pour effet de rétablir le moral des responsables du Sud. Il est de fait que la campagne pacifiste orchestrée notamment par certains courants bouddhistes – celui, nettement anti-américain, du bonze Tri Quang ; celui, plus apolitique, de l’étudiant de Yale, Quang Lien – a été freinée, et que le gouvernement du Dr Quat semble avoir pris une sorte d’existence, au moins dans la périphérie immédiate du palais. La situation dans le Sud n’évoque plus aussi intensément les sables mouvants où s’enfonçait, à la fin de janvier, le général Taylor. Mais le prix de cette « restauration » est lourd.

Mètre par mètre

Le corps expéditionnaire américain est peut-être en mesure de briser pour plusieurs années le vici, de s’assurer mètre par mètre le contrôle de la plus grande partie du territoire vietnamien, de détruire l’industrie et l’infrastructure du Nord, peut-être même d’arracher à un camp socialiste divisé un armistice du type coréen qui permettrait à la bannière étoilée de flotter quelques années encore sur Saigon. Mais M. Johnson ne peut plus ignorer ce que coûtera chacun de ces mètres carrés aux positions américaines dans le monde. Il veut éviter que les « dominos » tombent, de Saigon à Bangkok et à Kuala Lumpur. Mais ses diplomates entendent chaque jour des propos du genre de ceux que tiennent à Paris les représentants du tiers-monde les moins défavorables aux Etats-Unis : « Chaque bombardement du Vietnam est maintenant un bombardement de notre pays par l’aviation américaine. Il ne sera bientôt plus possible pour un décolonisé de se dire l’ami des Américains. »

Et si peu loquace qu’il veuille être sur ce sujet à Paris, M. Gromyko n’a pas manqué de dire ici ce que les ambassadeurs occidentaux entendent chaque jour à Moscou : que les dirigeants soviétiques en sont arrivés au point où leur réserve sur l’affaire vietnamienne devient gravement dommageable pour leur position personnelle dans leur pays comme dans l’ensemble du monde socialiste. M. Johnson peut penser que l’heure n’est plus à se préoccuper de l’amitié du tiers-monde et de l’opinion des « élites » de l’Occident. Peut-être renoncerait-il plus malaisément à la connivence de M. Kossyguine. Si, comme nous l’écrivait hier encore de Washington un des meilleurs observateurs américains des affaires vietnamiennes, il n’y a guère d’espoir de mettre un terme à cette guerre avant un an, on peut se demander ce qui restera alors de la coexistence pacifique et du polycentrisme communiste.

Par Jean Lacouture - Le Nouvel Observateur - 29 Avril 2005