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Rapaces d’Anna Moï

Une histoire sombre et tragique dans le Tonkin des années 50, par une romancière née au Vietnam.

TONKIN, années 50. Alors que le général de Lattre de Tassigny est nommé haut-commissaire en Indochine, les troupes du général Giap s’attaquent aux intérêts français. Dans les rizières, le vent couche les herbes à une cadence irrégulière. C’est à ce moment que le héros de ce livre, un Vietnamien, tombe du pont de Cai Khé avec son cheval. Cette précision, en définitive, n’a aucune importance, car même si elle apporte un peu de mouvement au début du récit, intitulé Rapaces, celui-ci semble surtout s’attacher à l’impétueuse mobilisation de la mémoire.

Le héros, un homme dans la peau de laquelle se glisse Anna Moï, auteur inspiré de Riz noir, est un sculpteur animalier. On ne saurait le confondre avec un ersatz de l’illustre Pompon, sculpteur morvandiau de cerfs, d’ours et de taureaux, car il est spécialisé dans les oiseaux. Et même dans les oiseaux de proie. D’où le titre un peu sec de cet ouvrage qui ne l’est pas, mais où l’on plane au-dessus de l’objectif tel un gypaète, sans jamais fondre dessus. On sent qu’Anna Moï, qui réside une partie de l’année au Vietnam, aime son pays et le connaît à fond. A partir de cette évidence, qui veut que l’on ne parle bien que de ce que l’on connaît, elle se lance dans un beau récit émaillé de spécimens de faune et de flore, et plus souvent de flore que de faune. D’ailleurs, cette gourmandise naturaliste, avec ses arbres sacrés, ses banians, son kaolin, son riz en boudin et ses graines de lotus, fleure bon l’exotisme, certes, mais devient vite fastidieux. N’était ce style au jasmin, qu’Anna Moï maîtrise à merveille, avec ses brûle-parfums, ses crachoirs à bétel individuel et ses palanches, on refermerait le livre avec un sentiment étrange de gâchis, finalement peu concerné par le destin de Maï, de Quang et de Jeanthet, l’ami français qui a failli être exécuté par les Japonais. Quoi qu’il en soit, investi d’une mission de postier, le sculpteur se retrouve sur les flancs des montagnes du haut Tonkin. Lors de l’ascension, il reconstitue les éléments d’une histoire d’amour inachevée, étroitement liée à la grande famine de l’hiver 1944-1945. A nous de comprendre entre les lignes.

Nombreux ingrédients

De Cao Bang à Hanoï, du quartier des Cinq Villages aux monologues de légionnaires esthétisés par d’anciens élèves des Beaux-Arts, il nous arrive de perdre le fil de l’eau de cette histoire sombre et tragique qui, précisément, semble se noyer dans le fleuve Rouge.

Dans ce livre où il faut avoir l’oeil de l’aigle, il y a vingt-neuf chapitres, et chaque chapitre, aussi dense et disparate qu’un bo bun, ce plat vietnamien qui réunit beaucoup d’ingrédients, commence par un extrait du livre de l’amiral Decoux : A la barre de l’Indochine. L’amiral Decoux, pour ceux qui l’ignorent - et ils sont légion -, était gouverneur général de l’Indochine en 1940. Cinq ans plus tard, il fut emprisonné par les Japonais. Après la Libération, traduit devant la Haute Cour de justice, le prisonnier gagna le titre de collaborateur et bénéficia d’un non-lieu. Le livre d’Anna Moï, d’une certaine façon, se réfère au « règne » de l’amiral Decoux et à une Indochine qu’Hô Chi Minh ne tarda pas à conduire jusqu’à l’indépendance.

L’éditeur souligne que, comme dans Riz noir, son précédent ouvrage, Anna Moï nous entraîne dans un récit poétique (plutôt lyrique) et violent (pas vraiment) sur le passage à l’âge d’homme. On reste assez dubitatif. Dans les restaurants asiatiques, après le repas, il est de coutume d’apporter des serviettes chaudes. Ici, la serviette est certes bien chaude, mais le repas un peu froid.

Par François Ceresa - Le Figaro - 6 Octobre 2005