~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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De la propagande à une certaine liberté de presse

HANOI - «C'est incroyable! Personne ici n'aurait pensé qu'un jour nous aurions pu faire une chose pareille.» vDans la salle de rédaction enfumée du Vietnam Investment Review, Nguyen Quy Lam a le visage illuminé par le sourire du vainqueur et le doigt pointé vers la manchette de la semaine : «Fonctionnaires du ministère du Commerce arrêtés pour corruption». En dessous du titre accrocheur, les aventures de deux hommes, du service de l'attribution des quotas d'exportation de textile vers les États-Unis, s'y distillent sur trois colonnes et sur fond de pots-de-vin, bien sûr, ayant permis à des amis fabricants de vêtements de mettre facilement la main sur ces rares, -- mais convoités puisque profitables --, permis à l'exportation.

À première vue, l'histoire parait ordinaire. Surtout dans un pays où le concept de l'enveloppe brune qui ouvre les portes, détend les réglementations ou accélère les procédures administratives est encore très implanté à tous les échelons de l'appareil gouvernemental. Mais pour les journalistes vietnamiens, la chose est loin d'être banale : pour la première fois depuis la chute de Saïgon en 1975 et le début de l'ère communiste généralisée au Vietnam, ils peuvent désormais, sans peur des représailles, en faire état à la une des journaux. Et pas seulement de celle du Vietnam Investment Review, le pendant anglophone de l'hebdo à saveur économique Dau Tu (Investissement, en français). «C'est une nouvelle ère qui s'ouvre pour nous, lance le directeur de l'information. Et ce n'est que le début. Dans 5 ou 10 ans, le visage des médias vietnamiens va encore être totalement différent. Avec plus de liberté, moins de censure» et des artisans de la nouvelle forcément euphoriques par les temps qui courent devant cette nouvelle perspective.

Optimisme à la une

Le Vietnam change et ses médias en font tout autant au rythme de l'ouverture du pays sur le reste du monde et sur l'économie de marché qui permet aujourd'hui aux journalistes comme aux lecteurs de goûter aux fruits de la liberté d'expression. Lentement toutefois. En commençant d'abord par savourer le goût de la tige. «La presse n'est pas encore aussi libre qu'au Canada ou au Québec, dit Do Duc Dinh, président du Centre de recherches économiques et sociale du Vietnam. Mais il faut voir les changements actuels et ce début d'ouverture comme une période de transition.»

Transition. Le mot résume à lui seul l'état d'esprit qui règne en ce moment au pays de l'Oncle Ho (Chi Minh) et son effet est désormais facilement perceptible à la simple lecture des nombreux quotidiens, hebdos et mensuels que compte le pays. Autant en français, anglais qu'en vietnamien. Résolument optimistes, les médias, toujours sous le contrôle de l'Agence vietnamienne d'information ou du ministère de la planification économique, font certes en permanence état des grandes lignes officielles : en suivant pas à pas le premier ministre lors de ces nombreuses annonces officielles et reproduisant ad nauseam sous des angles différents la poignée d'indicateurs économiques, tout aussi officiels, prouvant que la politique de rénovation (le doi moi, comme on l'appelle ici) laisse présager un avenir radieux pour le Vietnam.

Fait nouveau toutefois : ici et là, des pointes de plus en plus critiques commencent à apparaître, pour dénoncer certaines politiques sociales ou économiques, la corruption, le gaspillage de fonds publics ou même les problèmes sociaux qui après avoir été mis de côté pendant des années par le pouvoir, commencent à faire leur «apparition». Accentués par la modernité.

Mieux, la propagation de ces nouvelles informations, passibles à une autre époque de licenciement, au mieux, et d'emprisonnement au pire, semble même se faire avec la bénédiction du premier ministre Phan Van Kai qui, en janvier dernier, appelait les journalistes à lutter avec le gouvernement contre «la corruption, les tracasseries administratives et les phénomènes négatifs liés au développement des infrastructures [comprendre : le détournement de fonds publics]». Comment ? «En dénonçant [les fonctionnaires ou les entreprises impliqués dans ces affaires] et en prenant une part active dans le règlement des plaintes des citoyens afin de rendre le Parti plus sain».

C'est dans l'air

La déclaration est percutante. Calculée aussi à l'heure où le Vietnam essaye de montrer patte blanche sur la scène internationale afin d'intégrer l'Organisation mondiale du commerce. Mais elle est loin d'étonner Ton Nu Thi Ninh, vice-présidente de la Commission des Affaires Étrangères de l'Assemblée nationale vietnamienne. «C'est tout à fait normal», dit-elle. «La presse reflète ce qui se passe ici. Ces thèmes sont aujourd'hui abordés publiquement par les politiciens. Nous sommes nous même de plus en plus critiques.» Et forcément, le peuple tout comme le 4e pouvoir compte bien en profiter en tirant doucement un trait sur des années de «tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil» au royaume de l'économie planifiée.

Premier signe encourageant dans l'univers médiatique : la disparition de la censure centralisée, avant publication ou diffusion, qui longtemps a rythmé le quotidien des journalistes, davantage agents de propagande du gouvernement dans un autre temps que véritables témoins des changements sociaux d'une nation comme aujourd'hui. «Cette censure est aujourd'hui remise entre les mains des journalistes et des rédacteurs en chef, résume Mme Ninh. Elle est aujourd'hui plus souple, plus intelligente...» avec toutefois deux interdits passibles d'emprisonnement : la remise en question publiquement du monopartisme et du Parti communiste vietnamien tout comme les critiques, les blagues et autres indélicatesses à l'endroit du père de la nation Ho Chi Minh, de sa vie, de son oeuvre, de ses amours et de son corps. Le personnage occupe encore une place prépondérante dans le vie des Vietnamiens, embaumé et exposé dans un mausolée au centre d'Hanoï, la capitale.

«Oui, il y a encore des sujets tabous, lance Trân Son Mach, rédacteur en chef du Courrier du Vietnam, le seul quotidien francophone du pays. Mais c'est la même chose dans la presse au Canada, aux États-Unis, en France et ailleurs. Les États-Unis d'ailleurs qui se targuent d'être un modèle de liberté d'expression n'ont-ils pas récemment voté une loi interdisant de diffuser les images des cercueils des soldats américains revenant d'Irak ?»

Ouverture en douceur

La remarque, lancée avec un sourire en coin, a le mérite d'être claire. Tout comme l'est d'ailleurs le cadre imposé désormais aux journalistes vietnamiens et dans lequel ils peuvent laisser libre cours, ou presque, à leur envie de mise en perspective, de confrontation d'idées et, au passage, de dénonciation des éléments perturbant non plus l'idéologie du parti mais plutôt l'avancement du Vietnam vers d'autres cieux. «Mais il faut rester lucide, souligne Mme Ninh. Il est impensable de voir naître ici une presse à l'américaine [ou à la canadienne] où l'on injurie nos dirigeants. Cela n'est pas dans notre culture»... et encore moins dans la langue même du pays dont la grammaire intègre en effet la notion de respect des anciens, avec, en pratique, une modulation du pronom personnel (je, tu, il) au gré des conversations selon l'âge des interlocuteurs. Le plus jeune se devant obligatoirement de s'incliner, verbalement, devant les plus vieux.

La considération socio-linguistique est importante pour comprendre la timidité, selon les normes occidentales, des médias vietnamiens. «Mais il y a plus, dit Nguyen Quy Lam. Cette liberté étant nouvelle, certains journalistes formés à la vieille école [comprendre : celle de la propagande] ont encore de la difficulté à composer avec. Mais l'arrivée dans les salles de rédaction de jeunes journalistes, formés à l'étranger et exposés à une autre culture médiatique, risque de faire évoluer les choses dans le bon sens.»

Dans son bureau d'Hanoï, Trân Son Mach le croit aussi, goûtant avec un flegme très vietnamien à cette liberté naissante sans trop se formaliser des quelques paradoxes qui animent en ce moment cette société conjuguant sa mutation au temps de la schizophrénie. La destruction en décembre dernier par Hanoï de 1,1 tonne d'imprimés et de 1804 livres «non autorisés» par le Service d'inspection de la culture et de l'information, en témoigne. «Mais il ne faut pas aller trop vite, résume le rédacteur en chef. Après ce doi moi, il va y avoir un autre doi moi. Et ensuite un autre...» Au grand bonheur des jeunes journalistes dont plusieurs attendent la suite avec impatience.

Par Fabien Deglise - Le Devoir (.ca) - 03 Mai 2005