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«Je n'ai pas peur du mensonge»

«Je m'appelle Khuê. J'ai vingt ans cette année et je vais vous dire franchement: personne ne capte rien. Tenez ma famille, par exemple. J'ai un père, une mère et un grand frère qui sont cons comme leurs pieds...» Ainsi débute le dernier livre du plus grand écrivain vietnamien contemporain, Nguyên Huy Thiêp. Un premier roman très particulier pour ce merveilleux conteur et nouvelliste. Particulier car largement autobiographique. Ecrivain adulé au Vietnam, mais juste toléré par le régime, Thiêp a vacillé quand il a compris que son fils cadet avait sombré dans la drogue. Pour tenter de l'en sortir, il s'est exilé avec lui sur une île déserte. C'est de cette expérience douloureuse et introspective qu'est né ce roman, où l'écrivain se met dans la peau d'un jeune de vingt ans. Un texte fort et bouleversant qui résonne comme une dernière tentative d'indiquer à son enfant le chemin de la vie. Un livre à la fois universel par son propos et unique par son principal destinataire. Un récit dépouillé du lyrisme et des contes qui ont fait le charme de ses précédents recueils de nouvelles, pour ne conserver que le réalisme au service d'une morale de l'individu qui traverse toute l'œuvre de Thiêp. Une description également implacable de la société vietnamienne, où les individus, que l'auteur ne juge jamais mais essaie de comprendre, sont prisonniers des fléaux qui les emportent dans la «déshumanité»: la drogue, la prostitution, la corruption, l'hypocrisie. «A traîner avec les fauves, on devient un fauve soit même», constate le narrateur. Un réquisitoire qui sanctionne l'échec d'un régime, mais aussi d'une génération, celle de Thiêp né en 1950 à Hanoi. Ce livre n'a d'ailleurs pas pu être publié au Vietnam, mais circule sur Internet. Nguyên Huy Thiêp était de passage à Paris pour la sortie de la traduction française.

Samedi culturel: Pourquoi avoir choisi ce thème de la jeunesse?
Nguyên Huy Thiêp: La littérature n'est pas utilitaire par nature. Cette fois, je voulais écrire quelque chose d'utile. Dans les bibliothèques, vous trouvez quantité d'ouvrages inutiles. Ma conception de la littérature me pousse à écrire des récits contemporains qui apportent du sens. Arriver à atteindre la jeunesse vietnamienne, c'est le plus important pour moi aujourd'hui. Les jeunes ont beaucoup de choix, mais n'ont pas les instruments pour les opérer. Je constate un changement d'attitude entre cette génération et la mienne. Il existe des classiques importants, mais trop volumineux. Ils ne veulent pas faire l'effort de les lire. C'est un passage difficile, mais nous devons construire un pont pour atteindre les jeunes. En écrivant ce roman, je voulais également changer ma manière d'écrire. Pour ne pas m'aliéner. Ce premier roman est une nouvelle expérience où la part autobiographique est importante.

– Pas facile, j'imagine, de se mettre dans la peau de son propre fils?
– Cela a été très difficile avec mon expérience d'adulte de me mettre dans la peau d'un jeune de vingt ans, de comprendre sa manière de penser et d'adopter son langage. Et c'était encore plus difficile avec mon propre fils. J'ai été très heureux de constater que beaucoup de jeunes Vietnamiens, qui ont pu lire mon livre sur Internet, l'ont beaucoup apprécié et me l'ont fait savoir.

– Le jeune héros ne ménage pas son père écrivain...
– Une caractéristique de la jeunesse est de se révolter contre ceux qui l'entourent. C'est aussi sa pureté. Son intégrité. Si les jeunes ne critiquaient pas leurs parents, ils n'arriveraient pas à grandir. Bien sûr, leurs critiques sont souvent injustes. Evidemment, dans ce livre, il existe une part d'autocritique. J'ai voulu – contrairement à ce que j'avais vécu – laisser beaucoup de liberté à mes enfants. J'ai tout fait pour que tout soit toujours pour le mieux pour eux. C'est assez dangereux d'agir ainsi puisque mon fils cadet a sombré dans la délinquance et la drogue. J'ai donc échoué. Je ne suis pas un cas isolé, c'est peu ou prou le lot de toute ma génération. Nous avons échoué dans le sens où nous n'avons pas su transmettre à nos enfants des valeurs morales qui leur permettent d'affronter les bouleversements gigantesques et rapides de la société. Je suis persuadé que la jeunesse saura s'adapter mais elle affrontera des périls et vivra des chagrins encore plus grands que ma génération.

– Votre fils a-t-il lu votre livre?
– Mon livre se termine bien. Dans la réalité, mon fils ne s'en est pas sorti. J'espère qu'il l'a lu, mais je n'en sais rien. Il sait que je m'intéresse à lui, mais je ne sais plus que faire. La volonté de vivre et de changer doit venir de lui-même. C'est ce que j'ai voulu lui dire en écrivant ce livre. D'ailleurs, certains m'ont dit que c'était un roman pour un seul lecteur – mon fils. J'ai conscience que cet ouvrage est particulier. Ce n'est pas le chef-d'œuvre de ma carrière, mais je l'ai écrit pour mon fils et pour les autres jeunes. Et s'il ne touche ne serait-ce qu'une personne, l'effort n'aura pas été vain. Certains adultes rejetteront ce livre, car les mots utilisés sont parfois crus, mais je n'ai décrit que la réalité que nous avons donnée en héritage à nos enfants.

– Après le 11 septembre, vous avez déclaré que vous aviez compris le terrorisme au travers de votre drame familial...
– Avant que mon fils ne tombe dans la drogue, ma vie avait du sens. J'étais un écrivain célèbre et reconnu. D'un coup, comme peuvent le ressentir ceux qui perdent un être cher dans un attentat, mon existence n'a plus eu de sens. Cette tragédie m'a ouvert les yeux sur ma propre condition humaine. La plaie est encore béante.

– Votre livre n'a pas été publié au Vietnam. Est-ce le signe d'un nouveau durcissement ou dérange-t-il davantage que les précédents?
– Le courant démocratique est irréversible. Je suis certain que mon livre sera publié dans quelques années. La réalité que je décris est encore trop crue pour que le régime l'accepte.

– L'écrivain est quelqu'un qui dévoile la vérité, mais qui sait manier le mensonge, dites-vous. Quand nous nous sommes vus à Hanoi en l'an 2000 (Le Temps du 17.4.2000), vous m'aviez déclaré que le plus dur était de ne pas se mentir. Devez-vous toujours jongler entre ces deux bornes? – (Rires.) Votre question est très technique pour un écrivain. Je n'ai pas peur du mensonge ou de l'exagération. C'est la sincérité qui m'intéresse. La vie est complexe. C'est un jeu permanent entre l'ombre et la lumière, entre la vérité et le mensonge. L'écrivain tient du saint, mais aussi de la bête. Chez Victor Hugo ou Dumas, on retrouve cette dualité. Et je me sens proche d'eux.

– A la fin de votre roman, le père-écrivain décède et son souhait est de voir à son enterrement des lecteurs fidèles. C'est votre espoir?
– Je suis certain qu'il y aura beaucoup de monde à mon enterrement, car le peuple vietnamien aime la littérature et les écrivains. Cette fin a aussi un sens symbolique. L'ancien doit mourir pour laisser la place au neuf. Une nouvelle génération doit naître. Il faudrait qu'apparaissent de jeunes écrivains qui soient plus proches de la jeunesse. Mais je ne la vois pas apparaître, alors je suis obligé de continuer à écrire...

– Vous décrivez une jeunesse vietnamienne «globalisée», qui consomme aussi la culture occidentale, «chate» sur Internet et vibre pour les mêmes idoles du football. On ne peut plus enfermer les peuples derrière des barrières hermétiques, le régime communiste vietnamien peut-il encore tenir longtemps?
– Difficile à dire. La démocratisation va se poursuivre. Les régimes dictatoriaux n'ont pas d'avenir. On l'a vu avec les talibans ou Saddam Hussein. Je crois que les autorités vietnamiennes en ont conscience et cherchent une porte de sortie. Il est cependant impossible de savoir ce qui va se passer. Nous assisterons peut-être à des développements très étonnants. L'histoire se déroule rarement comme on l'imagine.

– L'affirmation de valeurs morales que l'individu doit trouver en son sein traverse toute votre œuvre. Espoir ou cri d'alarme? – Cette foi en l'homme, en la culture, est peut-être une utopie, mais on ne peut pas vivre sans espérance. Je crains que la génération de mon fils n'ait plus d'utopies, plus d'illusions. Elle se réfugie dans des aspirations matérielles. C'est cela qui me fait le plus peur. Pourtant, je ne crois pas que les valeurs morales soient en danger. Au fond, on disait la même chose il y a un siècle et le monde tourne toujours.

Tous les livres de Nguyên Huy Thiêp ont été publiés en français par les Editions de l'Aube, dont cet ouvrage est la 1000e publication.

Par Jean-Marc Béguin - Le Temps (.ch) - 5 Mars 2005.