~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Overdose d'Occident

A Hanoï, plongée aux enfers d'une jeunesse, happée par le capitalisme triomphant.

Khiê a 20 ans. Dans sa vie, il a un père, écrivain à la grande notoriété et à l'«expérience de vieux con», une mère à la «dévotion de serpillière» et un frère qui passe des heures à chatter sur le Net avec des filles qui se révèlent être «des mochetés qui arborent le foulard rouge des jeunesses communistes». «Ils me font tous vomir», dit logiquement Khiê qui est en principe étudiant, mais préfère traîner avec des apprentis voyous, aller à l'Aquaparc mater les filles des nouveaux riches, regarder ses copains se massacrer allégrement à moto, boire du Red Bull, écouter Britney Spears, passer l'après-midi avec une fille devant une vidéo d'American Beauty et s'habiller chez Zip Fashion, «un magasin de fripes que les gens de Hanoï appellent "vêtements sida" pour leur côté fringues au stade terminal». Il rencontre de très jeunes prostituées, passe une journée hallucinante dans un hôpital, fait la mule pour un trafiquant de drogue et finit fatalement par devenir accro à l'héroïne. Le dernier livre de Nguyên Huy Thiêp, et son premier roman (il n'avait publié que des nouvelles et du théâtre), est une description sociologique de la jeunesse de Hanoï, fascinée par les merveilles du capitalisme triomphant. C'est aussi un récit très autobiographique. L'histoire du jeune Khiê est largement celle de son fils cadet, aujourd'hui âgé de 22 ans, et de sa plongée dans l'héroïne. Sauf que, ajoute-t-il lors d'une rencontre à Paris, «mon personnage critique la société de manière très savante, alors que mon fils ne connaît rien à rien».

Né en 1950 à Hanoï, Thiêp est un des écrivains vietnamiens les plus connus. Longtemps considéré comme le porte-parole d'une génération qui a grandi dans la guerre, il était devenu célèbre quasi instantanément en 1987 avec la publication d'Un général à la retraite, une nouvelle qui décrivait l'accablement d'un vieil homme face au matérialisme et au cynisme de la nouvelle société socialiste. Dans A nos vingt ans, c'est à travers les yeux d'un jeune garçon que le lecteur découvre le Vietnam du XXIe siècle débutant.

Ce roman a été écrit dans des circonstances très particulières. Quand Thiêp a compris que son fils était devenu toxicomane, il a décidé de s'occuper lui-même de son sevrage et l'a emmené dans l'île de Cát Bà. «J'avais depuis longtemps l'ambition d'écrire un livre sur cette jeunesse. En voyant la descente aux enfers de mon fils, j'ai été frappé au coeur. J'ai écrit ce livre en un mois, pendant notre séjour dans l'île.» Essentiellement noir et pessimiste, ce roman s'ouvre pourtant par un exergue qui annonce : «A nos vingt ans est un titre avec un côté volontairement... roman à l'eau de rose. Au départ, je voulais intituler le roman Khiê, du nom du personnage principal, puis Déchéance ou Tribulations d'un étudiant, ou encore Chant de la jeunesse. J'ai finalement opté pour A nos vingt ans, comme une dédicace à tous mes jeunes lecteurs.» Et il se clôt par un épilogue totalement écolo et bizarrement optimiste. C'est que, explique Thiêp, «un des messages du livre est qu'il faut revenir à la nature, aimer sa propre vie, ne rien faire qui puisse la détruire».

Pour le moment, A nos vingt ans n'est pas publié au Vietnam. Protégé par sa notoriété, membre de l'Association des écrivains, Thiêp est néanmoins regardé avec circonspection par le régime. Il est sûr que des phrases comme «Je vous dis, c'est la gestion du pays tout entier qui vasouille. La peuple est en train de se leurrer, ça fait pitié à voir, les gens ont placé leur foi dans une bande de crétins qui puent» ne doivent pas faire totalement plaisir aux autorités. Cela dit, le roman, qui est en ligne sur un site Web vietnamien, a fait un malheur chez les jeunes internautes, et Thiêp ne désespère pas de le voir publié d'ici la fin de l'année.

Il y a quelques années, parlant de son pays, Thiêp disait : «Je n'attaque pas la société actuelle, je constate ce qu'elle est, je regrette ce qu'elle n'est pas.» Aujourd'hui, il dit : «Ces quinze dernières années ont vu des changements radicaux : les famines ont disparu, les gens peuvent apprendre, nous avons découvert les loisirs, la technologie, l'Internet, le Vietnam s'est ouvert sur le monde. Mais ce développement trop rapide a des conséquences terrifiantes : la tradition familiale et culturelle a été détruite.» Et surtout, ajoute-t-il, dans ce pays où règnent maintenant la drogue et la prostitution, où des fortunes colossales se sont constituées de manière mystérieuse, «la vraie tragédie, c'est que les gens s'épuisent à essayer d'entrer dans l'économie de marché. Nous sommes au milieu du gué : on ne peut pas retourner en arrière, mais s'il fallait aller plus loin, on mourrait d'épuisement. Ce sentiment d'être coincés à mi-chemin, c'est une tragédie que chacun ressent, aussi bien personnellement que dans la famille ou la société».

Par Natalie Levisalles - Libération - 3 Mars 2005.

Nguyên Huy Thiêp
A nos vingt ans
Préfacé et traduit du vietnamien par Sean James Rose.
L'Aube, 222 pp., 18,80 €.