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Comment Lognes est devenue la première ville asiatique de France

Chez Alexandre Kuach, 73 ans, il n'y a pas de poster de Mao, mais un alignement de tours Eiffel en bronze dans un coin de la salle à manger. Du balcon de l'appartement, on contemple l'étang des Ibis, un des lacs artificiels qui donnent à Lognes (Seine-et-Marne) sa douceur un peu surréelle. A côté des tours Eiffel, se dressent un buste de Napoléon et une assiette peinte, où sourit un jeune homme. "C'est Tchang Kaï-chek", lance M. Kuach, tout en servant le thé. Quand le chef des nationalistes du Kuomintang, défait par l'armée populaire de libération, a dû se replier sur l'île de Taïwan, le petit Alexandre n'avait pas vingt ans.

A l'époque, la famille Kuach, originaire de la province chinoise du Fujian, coulait des jours paisibles au Tonkin (le futur Vietnam). C'était en 1949. Le 1er octobre, Mao Zedong proclamait l'avènement de la République populaire de Chine. Quelque trente ans plus tard, Alexandre Kuach, son épouse et leurs six enfants débarquaient à Paris, rejoignant la cohorte de réfugiés et autres exilés du Sud-Est asiatique. Pour lui, comme pour tous les Asiatiques de Lognes et de Navarre, l'idée de fêter l'anniversaire de l'arrivée au pouvoir du Grand Timonier est, au mieux, une plaisanterie. Le 1er octobre n'en est pas moins jour de fête nationale en Chine. Et M. Kuach, secrétaire général adjoint de la Fédération mondiale des Chinois du Vietnam, du Cambodge et du Laos, ira, comme chaque année, à la réception offerte par l'ambassade, avenue George-V. "J'y vais seulement depuis 1991", souligne-t-il, faisant allusion à l'ère d'ouverture politique amorcée par Pékin.

A Lognes (15 000 habitants), surnommée "la ville du dragon" ­ 40 % de sa population est d'origine asiatique ­, on a beau compter un magasin Tang et un Paris-Store, des pagodes, des champions de ping-pong et des experts en taï-chi, Mao est loin. Samedi 1er octobre, il n'y aura pas de fête chinoise, mais une nouvelle "nuit fraternelle" dédiée aux "enfants du Laos" ­ avec tombola et vente de produits laotiens, le tout patronné par l'association Marnasia, créée par Michel Ricart, le maire socialiste de la commune.

"Lognes, c'est l'est, l'orient"

Dans un petit livre, Mes neveux et nièces (Editions du Témoignage chrétien, 1997), ce dernier évoque le patchwork des communautés venues peupler Lognes ­ l'une des vingt-six villes nouvelles de Marne-la-Vallée construites au début des années 1980. Entre 1982 et 1989, quelque 4 000 Asiatiques s'y sont installés ­ la commune comptait moins de 300 âmes dans les années 1950 ­, Cambodgiens en tête, suivis, dans des proportions à peu près équivalentes, par des Laotiens et des Vietnamiens. "Lognes est la première ville asiatique de France", s'enorgueillit l'édile.

Des facilités financières accordées par l'Etat, qui permettaient alors d'accéder à la propriété pour une bouchée de pain, ont favorisé cet engouement. "On était tellement enthousiasmés qu'on a acheté la maison sur plan, sans la voir pour de bon", témoigne Viraphone Le Van, d'origine laotienne, qui a résidé à Lognes entre 1980 et 2000. "A l'époque, on vivait à six dans un deux-pièces rue Oberkampf, à Paris. On a pu acheter cette maison de quatre pièces à un prix très avantageux, avec un prêt sur vingt ans", se rappelle-t-elle. La construction de l'autoroute de l'Est et d'une ligne RER a aussi contribué à cette ruée. Mais ici, il y a plus. " C'est l'est, le lever du soleil : la vitalité, l'énergie... L'est, c'est la lumière, c'est l'Orient. L'idéal pour s'installer", assure Nguyen Van Huy, ancien boat people du Vietnam, devenu, après bien des avatars, cadre dans une société de conseil en informatique.

Son histoire, ce quadragénaire affable l'a évoquée, avec pudeur, dans un livre rassemblant plusieurs témoignages de mutilés de guerre, Loques de vie (L'Harmattan, 2000), écrit avec un compatriote, Phan Minh Hien. Mais il préfère que ses enfants l'ignorent. "Pour eux, je veux le bonheur, l'innocence. Je ne veux pas qu'ils me regardent avec pitié. Je ne veux pas leur raconter", explique-t-il. Il ne les pousse pas à connaître et révérer, comme le font beaucoup de parents exilés, la culture asiatique. "Qu'ils sachent comment tenir les baguettes, qu'ils apprennent quelques mots de vietnamien et se comportent, en toutes circonstances, avec politesse... cela suffit", dit-il. Président de l'association Vietnam Liberté, Nguyen Van Huy estime que la réussite scolaire demeure, pour les enfants, la meilleure clé du succès. "Dans le lycée à côté, il y a 98 % de réussite au bac, dont 50 % avec mention", se réjouit-il.

D'autres parents, au contraire, ne cachent pas leur désarroi devant le rejet de la culture asiatique qu'expriment leurs enfants, notamment les adolescents. Eux-mêmes ne savent parfois plus très bien comment se définir. "Est-ce que je suis Chinois ou Cambodgien ?, hésite ce quinquagénaire d'ascendance chinoise par son père et dont la mère était mi-chinoise, mi-cambodgienne. Je suppose qu'il faut dire Chinois puisque je parle le chinois avec mes enfants et non le cambodgien..." "Moi-même, qui suis arrivée en France à seize ans, après avoir vécu par petits bouts dans différents pays, je suis perdue, avoue une femme, cadre dans une imprimerie parisienne. En France, on nous considère comme des étrangers, tandis qu'en Chine, on nous traite de "bananes"" : jaunes de peau, blancs de coeur...

Qu'ils soient soucieux ou non de "préserver -leurs- racines", la plupart des Lognots aiment à se retrouver lors de fêtes associatives, avec danses de salon (tango, valse, etc.) ou danses traditionnelles. Le maire de Lognes, natif de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), a pris le pli : "Danser avec les mains, ce n'est pas facile. Mais il m'a bien fallu apprendre", admet-il, en mimant le tournoiement compliqué des extrémités exigé par les danses rituelles.

Fille du fondateur de l'Amicale franco-indochinoise du sud du Laos, la plus importante association de Lognes ­ soutenue par la société Tang, dont les patrons sont originaires du Laos ­, Julie Somou Layak Nang Douang Chith a, pour sa part, choisi de quitter Lognes pour le 13e arrondissement de Paris. Ce qui ne l'empêche pas d'y revenir souvent. Ses frères et sa soeur habitent toujours la "ville du dragon" (en chinois et en vietnamien, le mot "dragon" se prononce justement "lognes" !) et son père, Somou Layak Noukham, y est enterré, aux côtés ­ signe des temps ­ d'une vingtaine d'autres Asiatiques de tous âges.

Par Catherine Simon - Le Monde - 30 Septembre 2005