~ Le Viêt Nam, aujourd'hui. ~
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Kim Anh, le Vietnam à Paris

Kim Anh et Ba-Hung ont fait le trajet Saïgon-Paris il y a trente ans. Un voyage sans retour, car ils ont tout laissé, sauf l'amour du pays et le goût de sa cuisine. En 1985, ils ouvrent un minuscule restaurant, rue de l'Eglise, dans le 15e arrondissement de Paris, où jusque-là les Asiatiques ne s'aventuraient guère. Nguyen Ba-Hung, l'ancien homme d'affaires qui importait vins, alcools et denrées de France au Vietnam, joue les amphitryons. Kim Anh, elle, apprend à reproduire les plats saïgonnais de sa mère et ceux, plus puissants, de la cuisine du Nord natal de son mari. Kim Anh, un nom qui qualifie l'éclat de l'argent, peut se traduire par "vif-argent" au sens figuré.

Vingt ans plus tard, ses yeux pétillent encore au centre d'un visage toujours souriant. La tradition, au Vietnam, veut que les femmes s'activent à la cuisine pendant que les hommes s'intéressent à la poésie, au jeu et même... à la table ! Car les Vietnamiens sont gourmands. Il n'est que de constater la richesse éclatante des fruits et des fleurs sur les marchés, la profusion des crevettes et des poissons et les innombrables "roulantes" qui, dès le matin, distribuent le phö, ­ le potage national, un bouillon de bœuf assaisonné de nuoc-mâm, de gingembre, d'oignons ou d'échalotes, d'épices, agrémenté d'un peu de viande de bœuf ou de volaille émincée.

Depuis vingt ans, Kim Anh est au fourneau, car elle ne sait pas faire autrement qu'assembler elle-même la chair de huit tourteaux cuits à la minute, vérifier qu'elle ne contient ni branchies molles ni partie non comestible, avant d'ajouter un peu de chair de jambonneau hachée, les parties crémeuses et le corail des crabes. Sans oublier les jaunes d'œuf battus, les champignons parfumés, les échalotes et la mie de pain émiettée. Comme la mère Brazier préparant son appareil à quenelle, personne d'autre que Kim Anh ne saurait aussi bien mélanger le tout pour obtenir une farce homogène et, surtout, assaisonner de sucre, sel, poivre et nuoc-mâm. C'est ainsi, à force de patience et de gestes répétés, de produits d'excellence désormais importés à Paris, que s'est constitué peu à peu le couple le plus original de la cuisine du Sud-Est asiatique à Paris.

Michel Polac, un voisin, a été témoin de leurs débuts ; Isabelle Adjani était déjà une habituée. Ils eurent aussi la visite d'Anthony Quinn et de Joël Robuchon. Quand la rotation des chefs, dans la plupart des restaurants asiatiques, se fait après quelques mois, la pérennité de Kim Anh à son poste lui donne aujourd'hui droit au titre de "mère cuisinière". La cuisine vietnamienne est établie depuis plus d'un siècle à Paris, où elle maintient ses usages et ses traditions face à la multiplication des restaurants aux "spécialités" sans distinction de la cuisine thaïe, chinoise, vietnamienne et même japonaise, mêlant sur une même carte nems à la feuille de menthe, canard à l'ananas, poulet au curry vert, sushi et sashimi. A fuir.

La barrière des goûts de la cuisine vietnamienne, sa véritable frontière avec la Chine et les autres pays du sous-continent, est le nuoc-mâm. C'est une sauce de poisson sapide et fermentée, quand le Céleste Empire s'abandonne aux délices de la sauce soja, voire au goût neutre et à l'insipide de la cinquième saveur, la moins identifiable et naturellement la plus recherchée. Aujourd'hui, le Vietnam, qui s'est peu à peu ouvert au tourisme, est à moins d'une journée de vol de la France. Et l'on assiste à un regain d'intérêt pour ses traditions culinaires – ­ fraîcheur et emploi des herbes –­, alors que la cuisine chinoise, dans laquelle tout, même les légumes, est sauté au wok, a été mise en cause à l'automne dernier par deux émissions de télévision après une enquête des services de l'hygiène. Elle connaît depuis une sérieuse crise de confiance.

Kim Anh, entre-temps, a changé d'adresse et cultive un mur de verdure en terrasse, car elle a la main verte. Le service est assuré avec précision par la famille, proche et lointaine. Elle a fait de nouveaux adeptes de sa cuisine de légumes et d'herbes. Les menthes ont leur place et surtout la coriandre (can tan) à la délicieuse saveur poivrée, l'aneth et le fenouil frais, ou le basilic thaï, qui apportent des notes de fraîcheur. L'anis étoilé et la coriandre sont aussi connus de la cuisine chinoise. Les Japonais en raffolent.

La cuisine du Sud, issue des produits de la terre très riche du delta du Mékong, est abondante et sucrée. Celle du Nord, la plus proche de la Chine, est plus salée, "parce que le pays est moins riche", relève Kim Anh ; la cuisine du Centre, inspirée de la table impériale de Hué, est à la fois salée et relevée, grâce au piment rouge frais, au poivre blanc, qu'accompagnent l'ail, le gingembre et la citronnelle. Repli stratégique pour une monarchie souvent assiégée, la région de Hué est l'une des plus pauvres du pays.

Kim Anh est devenue l'invisible magicienne qui envoie, à la minute, des plats d'une extraordinaire fraîcheur comme le sampan d'ananas frais en salade, le rouleau impérial au crabe et crevettes que l'on déguste enroulé d'une feuille de laitue avec un peu de menthe et un assaisonnement de nuoc-mâm. Le même sort est réservé au suprême de mer, aux crevettes sur canapé ou bien aux gros escargots de mer. Les plats qui ont fait la réputation de Kim Anh au fil des ans sont nombreux et variés, à commencer par la salade de bœuf émincé au citron vert, le potage au tamarin. Notons pour les amateurs les tripes grillées, badigeonnées d'une sauce de soja améliorée par le piment, l'ail, le sucre et le jus de citron (nuoc-cham) et aussi les langoustines caramélisées, les raviolis à la vapeur d'une incomparable finesse. Notre vin de prédilection avec ces plats est un savagnin du Jura. Avec la fondue du delta, on imagine les longues barques, les gestes des bateliers avec leurs perches, revêtus du chapeau conique de l'ancien royaume de Hué.

Selon la légende, les quatre vertus de la bonne épouse vietnamienne sont : "cong, dung, ngôn et kanh", c'est-à-dire en premier lieu le savoir-faire culinaire, puis la beauté naturelle, ensuite le langage châtié et la fidélité. Cette hiérarchie extrême-orientale explique peut-être pourquoi la cuisine du Vietnam a perduré malgré les guerres et les troubles civils. Si la cuisine est bien un langage de civilisation, celle du Vietnam paraît assurée.

Par Jean-Claude Ribaut - Le Monde - 21 Juillet 2005

Kim Anh. 51, avenue Emile-Zola, 75015 Paris. Tél. : 01-45-79-40-96. Ouvert seulement le soir, sauf lundi. Menu gastronomique : 34 €. A la carte, compter 40 €.