Au fil de la Route mandarine
La vertu d'un voyage, c'est de purger la vie avant de la garnir » : la recommandation de Nicolas Bouvier, l'un des voyageurs les plus avertis du XXe siècle, s'impose particulièrement lorsqu'on arrive au Viet- nam. La mémoire d'un Occidental est en effet encombrée d'images coloniales jaunies, des sombres souvenirs des guerres et des « boat people », mais aussi des scènes des romans de Marguerite Duras.
Et c'est vrai, le Viet- nam témoigne partout de l'ancienne présence française ; les stigmates des conflits sont encore là qui, entre autres, se manifestent par un étrange calme dans les forêts où les oiseaux ont été victimes de la déforestation ; et la recherche de l'exotisme reste le ressort inavoué de tout voyage.
Mais le touriste qui débarque à Hanoi se heurte à un double choc imprévu. La persistance de la tradition et l'explosion de la modernité. Entre l'aéroport et la ville, des rizières à l'infini dans lesquelles s'échinent des centaines et des centaines de paysans. Beaucoup de buffles mais pas un seul motoculteur. Le ciel est gris comme souvent dans le nord du pays mais tous les hommes et les femmes courbés sur les vertes ondulations ont le petit chapeau conique en feuilles de latanier qui les protégera d'une pluie éventuelle mais surtout des premiers rayons du soleil. Passés les faubourgs où poussent de curieuses maisons colorées, hautes et très étroites - cherté du terrain oblige -, le Vietnam du XXIe siècle vous prend par surprise : à chaque carrefour sur une trentaine de rangs, des milliers de jeunes à moto, mobylettes ou scooters démarrent en trombe au feu dans un vacarme tel que l'on s'arrête bouche bée : « Tiens, une manif dans un pays communiste ! » Non. Seulement une parenthèse avant les autos qui ne tarderont pas à imposer leur loi. En quelques années, les cyclomoteurs ont déjà eu raison des vélos que seules les jeunes filles allant au collège ont conservés ; ils s'accordent mieux à leur tenue imposée, la longue tunique blanche traditionnelle fendue sur les côtés recouvrant un large pantalon (« ai dai » en vietnamien).
Le dragon de Halong
N'empêche, les recommandations du guide sont de peu de secours lorsque vous vous hasardez la première fois à traverser la rue. « Lentement, marchez très lentement », a-t-il dit, sans préciser que, lorsque le feu est au rouge, les jeunes intrépides continuent à tourner qui à droite, qui à gauche. Au bout d'une journée, vous vous sentez un peu plus rassuré mais pas assez pour affronter quelques jours plus tard la première sortie à bicyclette : vous vous imaginiez pédalant sur les petites digues au milieu des rizières mais vous n'aviez pas prévu qu'il faudrait d'abord quitter la ville et les embarras de motos. Ce sera la seule peur du voyage qui, dans notre programme « buissonnier », nous conduit du nord au sud sur plus de 1.700 kilomètres, alternant la voiture - avec chauffeur car les étrangers n'ont pas, heureusement, le droit de conduire -, l'avion, le bateau, le train, le vélo, la marche, sans oublier la carriole attelée.
Les premières impressions sont cependant trompeuses : Hanoi est une ville plutôt calme, avec de larges avenues plantées de grands arbres et de belles villas coloniales méticuleusement restaurées. Les Vietnamiens sont certes pris de la fièvre du développement - beaucoup d'entre eux font deux métiers dans la journée pour mieux consommer - mais la flânerie autour des lacs que la ville compte par dizaines a toujours de nombreux adeptes en fin d'après-midi. Les jeunes préfèrent les cafés Internet : grâce aux webcams, ils dialoguent avec le monde entier, serrés au coude-à-coude dans de minuscules échoppes.
Les touristes choisissent, eux, les pousse-pousse qui les conduisent dans les vieux quartiers où ferblantiers et ébénistes voisinent avec des boutiques de luxe. Plus tard, ils iront au temple de la littérature où durant quatre siècles se sont tenus des concours triennaux d'une extraordinaire sélectivité pour choisir l'élite des fonctionnaires, « les hommes de talent », rappellent les stèles qui leur sont dédiées. Ils se familiariseront avec Confucius et tenteront de trouver des repères entre confucianisme, taoïsme et bouddhisme qui se partagent souvent les mêmes temples. Les catholiques rencontrés dans la curieuse église de Phat Diem, bâtie sur le modèle d'une pagode, se réjouissent, eux, que le Vatican leur ait enfin permis de respecter le culte des ancêtres - chaque maison a un autel qui leur est consacré -, l'interdit les ayant longtemps isolés du reste de la population. Aujourd'hui, les temples comme les églises sont pleins de monde et le jeune guide communiste peine à nous expliquer pourquoi les lieux de culte sont longtemps demeurés fermés sur ordre du régime : « Il n'y avait personne pour y aller. Tout le monde était à la guerre. » Le même guide ne cherchera pas d'échappatoire pour reconnaître que les génies, cela existe et que tout le monde y croit peu ou prou : « Le 23 du mois lunaire, il y a la fête du génie du foyer qui monte au ciel. Il faut faire attention aux voleurs car il n'est plus là pour protéger la maison. Je ne sais si c'est vrai, ajoute-t-il, mais on l'a vérifié depuis des millénaires. »
Voyager au Vietnam est un exercice difficile tant les centres d'intérêt sont variés. Comme le disait encore Nicolas Bouvier à propos du Japon, « nous venons dans ce pays maigre et frugal avec notre métabolisme de glouton ». A défaut d'être glouton, il faut être gourmand. Passer des temples de l'ancien royaume du Champa, qui développa une grande civilisation au confluent des cultures indienne et khmère, à « l'humble tissu de la vie quotidienne ». S'émerveiller au lever du jour quand, sur le pont d'une jonque en bois, on découvre la baie d'Halong, là où un dragon aurait sculpté des centaines de rochers dans la mer de Chine.
Descendre la Route mandarine, c'est évidemment faire une longue halte à Hué, où, entre la porte de la Vertu et celle de l'Humanité, vous tentez en vain de reprendre le fil des dynasties. Vous êtes distrait forcément par les dragons en tessons de porcelaine vernissée qui hérissent les toits, par les bonsaïs, les bambous-dragons, les abricotiers de cent ans à neuf étages. Le temps d'une balade sur la « rivière des parfums » où vous croisez des milliers de sampaniers, véritables nomades sur l'eau qui font commerce du sable, et déjà l'on vous promet mieux : Hoi An, un ancien comptoir qui doit à l'ensablement de son port d'avoir conservé intactes toutes ses belles maisons de bois du XVIIIe siècle, son pont couvert en bois et ses pagodes. Tard le soir, la ville offre le double visage du Vietnam de 2005, le travail acharné et le respect de la tradition. Au fond des boutiques, des familles confectionnent chapeaux et souvenirs pour les touristes quand d'autres habitants sortent sur le pas de leur porte pour brûler les papiers ayant servi au culte des ancêtres.
Nostalgie coloniale
La nostalgie coloniale reprend ses droits à Dalat, à la terrasse du Café de la Poste : dans cette ancienne villégiature d'altitude où les orchidées et les roses poussent à l'ombre des pins, chaque Français avait bâti sa villa Mon Plaisir, qui sur le mode alsacien, qui sur le mode basque ou Riviera. Aujourd'hui, les riches Saigonnais et les golfeurs venus de toute l'Asie apprécient les hôtels qui ont conservé leur charme début de siècle. Pour eux, le passé est loin. La politique du Doi Moi (le renouveau) décidée en 1986 ouvre toutes grandes les portes aux investisseurs et notamment aux « Viet Kieu », les 2 millions de Vietnamiens résidant à l'étranger. « Enrichissez-vous », murmurent les dirigeants.
Dans ce pays « réémergent » comme le disent les économistes, il faudrait donc visiter les usines qui partout surgissent aux abords des villes. Mais les ateliers des artisans sont d'un abord plus séduisant : laqueurs, potiers, brodeuses, sculpteurs, fabricants d'instruments de musique. Partout les contacts sont aisés et directs. L'arrêt dans un village où l'on assiste à un spectacle de marionnettes sur l'eau donné par une troupe d'amateurs est certes prévu au programme. Mais pas la délicieuse invitation d'une vieille dame à aller déguster ensuite des gâteaux de riz et un thé bien fort. La rencontre avec un jeune couple de musiciens qui perpétue les airs traditionnels n'a rien d'improvisée non plus, mais la discussion qui prolonge le récital fait mieux comprendre ce que veut dire la célèbre devise « Vivre éternellement au fil du temps ».
Pour un peu, on en oublierait les marchés et les photos obligées des femmes occupées à chiquer le bétel. On peut ne pas aimer les étals qui proposent des chiens fumés au coeur de Hanoi, juger que le marché central de Saigon tenu par les grossistes chinois sent trop le neuf. En revanche, dans le delta du Mékong, le marché découvert au petit matin est un éblouissement. Il rassemble des centaines de bateaux, chacun affichant sa spécialité au bout d'une perche ; ici un ananas, là des durians et pastèques, des poissons frais pêchés. Le repas de la veille sur le sampan « Le Bassac » témoigne assez de la richesse de la cuisine - soupe au crabe, salade de lotus, cigales de mer, poisson frit, riz en feuille de lotus, mangues. A qui rendre grâce dans un pays si oecuménique ? A Hô Chi Minh-Ville, notre guide nous propose de brûler une spirale d'encens et de faire un voeu dans la Pagode de l'Empereur de Jade, mais pour plus de prudence, il fait ensuite un détour dans une église devant saint Antoine de Padoue. La capitale du Sud, qui marie si bien présent et passé - deux grands Cash & Carry à l'entrée et de délicates boutiques de laques et de soieries -, peut se découvrir dans un mouchoir de poche entre la poste, que l'on doit à Eiffel, la cathédrale recrépie de neuf et l'hôtel Majestic centenaire. La vie bouillonnante se joue loin de ce pré carré des touristes. Seulement l'ombre des grands badamiers et des tamariniers est si douce que le samedi soir, la jeunesse de la ville se retrouve dans les jardins du centre.
Par Michèle Lécluse - Les Echos - 7 Octobre 2005
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