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Quand le Vietnam était français

Dans «Rapaces», Anna Moï dresse le portrait d’un fondeur de cloches qui part, dans les années 1950, à la rencontre des rebelles, dans le Haut Tonkin

Anna Moï raconte des événements très forts, parfois violents, avec ce masque d’impassibilité que nous appellerons, pour plus de commodité, «chinois». Son héros, fondeur de cloches et sculpteur d’oiseaux de proie, effectue, dans le Tonkin de 1950, une mission à cheval pour le compte des patriotes qui préparent le soulèvement contre les Français. Mais dire «héros» et «mission», c’est déjà trop d’emphase: s’il parcourt les montagnes en distribuant des plis secrets dans des caches, ce n’est pas par volonté personnelle, mais parce que sa femme, férue de science des astres, lui a fait remarquer qu’il avait 33 ans, et que l’influence de l’étoile Kê Dô était néfaste aux personnes de 6, 15, 24 et 33 ans. Docile, il s’enrôle pour porter le courrier aux rebelles, sans être lui-même le moins du monde rebelle. Tout en lui est docilité, soumission, passivité. Tout en lui est produit d’une culture où «l’existence n’est pas fondée sur le choix mais sur l’adhérence aux traditions».

Fondre des cloches, c’est moins suivre une vocation que prolonger une coutume de famille. Etre sculpteur, c’est fournir à la clientèle des modèles de divinités pour les autels familiaux. Pas question d’affirmer une originalité quelconque. «Je n’ai fait que perpétuer des choses mises en place par mes aïeux.» Sculpter des rapaces est déjà une transgression. Se marier? Ce n’est pas choisir une épouse, mais accepter celle que votre mère a sélectionnée pour vous. Ainsi médite notre cavalier. Il a aimé une jeune fille, Maï, mais d’un cœur trop timide. Amour avorté, amour évaporé dans le non-dit, le non-fait. Il trotte à travers vallées et rizières, conscient qu’il n’a pas réussi à sortir de l’enfance pour devenir quelqu’un.

«L’idée du passage m’obsède un peu… Ce moment immobile sur les eaux où l’on est forcé de se figer, sinon la barque chavire… On regarde le paysage qu’on laisse derrière soi, avant de sonder les nouvelles contrées.» On regarde, mais on n’agit pas, les ressorts de la volonté étant comme brisés. L’effacement du moi n’est pas sans offrir de poétiques compensations: ce regard tranquille posé sur les hommes et les choses, ce don d’évoquer, animaux, végétaux, un banian, avec ses longs filaments qui pendent de sa ramure et oscillent sous le vent. Cette capacité d’encaisser les spectacles les plus horribles: amputation d’un partisan dans une caverne, charretées de morts tués par la grande famine de l’hiver 1944-1945, putréfaction des cadavres abandonnés le long des routes. Tout est décrit, les pires atrocités, avec la même sérénité distante que les sublimes paysages du Tonkin.

Chaque chapitre arbore un exergue tiré des discours ou Mémoires de l’amiral Decoux, gouverneur général de 1940 à 1945. «La lumineuse figure du Maréchal…», etc. Jamais «les indigènes» n’ont été, en dépit des malheurs de la France, «par l’esprit et par le cœur, si près de notre patrie». Le simple fait de citer ces cocoricos surréalistes est le dernier trait «chinois» du roman: inutile de vitupérer contre le colonisateur, l’humour involontaire qui se dégage de ses fanfaronnades est la meilleure punition de son aveuglement.

«Rapaces», par Anna Moï, Gallimard, 192 p., 14,50 euros.

Née en 1955 à Saigon, Anna Moï est la fille d’un officier de carrière et d’une mère enseignante (elle a créé la première école maternelle Montessori à Hanoi). Exilée à Paris, elle suit des études à Nanterre et devient styliste. Elle a publié «l’Echo des rizières» (Encre bleue) ainsi que «Riz noir» (Gallimard).

Par Anne Crignon - Le Nouvel Observateur - 08 Septembre 2005