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Le royaume disparu du Champa

Il faut sortir de Phan Rang, prendre la route de Dalat, suivre une foule de plus en plus dense jusqu'à la colline où domine le temple de Po Kloong Garai. En ce jour de Katê, premier du septième mois lunaire, ils sont des milliers à se diriger vers cette merveille architecturale du XIVe siècle en briques rouges. "La fête du Katê est la plus importante du calendrier cham, tonne le Po Sa, dignitaire du temple, dans la cacophonie ambiante. Aujourd'hui, les génies vont descendre pour prendre les offrandes."

Nous sommes au sud-est du Vietnam. Cette fête traditionnelle commémore le Champa, un ancien royaume qui résonne toujours dans l'esprit des Cham, peuple d'origine austronésienne (famille ethnolinguistique du monde malais) qui ne compte plus aujourd'hui qu'à peine 60 000 représentants dans la région. Il faut se frayer un chemin entre les étals de sodas et de beignets, puis entre les cactus qui jalonnent le chemin jaune et aride. Enfin, monter le dernier escalier de fer pour accéder à l'esplanade du sanctuaire en luttant contre le va-et-vient de la foule : badauds, femmes surmontées de plateaux d'offrandes, danseuses à l'éventail et touristes vietnamiens visitant les lieux dans un climat de kermesse. Les basaih, dignitaires religieux, paradent en sarong blanc et turban immaculé à franges rouges, alors que vont être invoqués les rois et les reines divinisés du Champa.

Joyau des royaumes indianisés d'Asie du Sud-Est, rival de celui d'Angkor au XIIe siècle, le Champa a occupé le sud du Vietnam actuel durant quinze siècles : du VIe au XIXe. Il a donné une civilisation raffinée, dominée par l'hindouisme. En témoignent les chefs-d'œuvre exposés jusqu'au 9 janvier au Musée Guimet, à Paris, exposition intitulée Trésors d'art du Vietnam : la sculpture du Champa. Mais de cette prestigieuse civilisation ne restent aujourd'hui qu'une vingtaine de temples le long de la côte méridionale du Vietnam, ainsi que 36 villages cham entre les villes de Phan Rang, Phan Ri et Phan Thiet (provinces du Ninh Thuân et du Binh Thuân). Cette côte d'à peine 200 km de long est le dernier bastion des Cham encore attachés à la tradition, qui culmine avec la fête du Katê.

Après une marche de 4 kilomètres depuis le village de Phuoc Dong, un cortège d'une centaine de personnes arrive sur l'esplanade. Elles accompagnent un petit palanquin de tissu rouge lamé d'or contenant les costumes sacrés du dieu Po Kloong Garai, roi mythique du Champa, transférés ce jour-là au temple au son des tambours et clarinettes. "Aujourd'hui, Po Kloong Garai descend en costume d'apparat pour participer à la fête", rappelle le camenei, dignitaire religieux qui officie pour le Katê. Puis il se livre à huis clos dans l'exiguïté du temple à l'ablution du linga-yoni.

Symbole de l'héritage indien qui a influencé la religion des rois cham, le linga-yoni est une manifestation du dieu Shiva. Le linga dressé symbolise un phallus, enchâssé dans le yoni représentant la vulve se terminant par un canal d'écoulement. Loin du culte uniquement phallique qu'on a souvent décrit en Occident en omettant sa part féminine, ces deux éléments représentent les forces sexuelles qui s'interpénètrent, complémentaires et inséparables, Shiva et Bhagavati, couple mythique qui a structuré la société cham. Ici, cependant, le linga est affublé d'un visage, celui du roi Po Kloong Garai, dans un besoin de représenter la divinité sous des traits anthropomorphiques et de remplacer Shiva par un dieu autochtone du Champa.

Depuis le matin déjà, les femmes ont dressé des nattes tout autour du temple et confectionnent leurs plateaux, dont elles vont faire offrande aux divinités. L'une d'elles explique : "Nous avons plus d'une vingtaine de plateaux différents. Le talai, par exemple, comprend la tête et les pattes du poulet, trois bols de soupe et un bol de riz. Le patuy ne propose que la viande et les abats, mais quatre bols de soupe et deux bols de riz." Une petite bougie de couleur brune et de forme irrégulière confectionnée à la main est toujours collée sur le côté extérieur des bols de riz. "La bougie, c'est la lumière qui permet de distinguer le bien du mal, le monde réel du monde surnaturel peuplé de démons susceptibles de venir dévorer nos offrandes".

Chaque plateau correspond à un voeu. A l'intérieur du temple, il est pris en charge par la prêtresse muk pajau pour être offert à la divinité. Puis l'ong kadhar, le prêtre musicien, à l'aide de son rabap, vielle à deux cordes, entonne un hymne au yang (génie) à qui l'offrande est destinée. La liste des yang est longue : rois, reines, yang de la terre, des eaux, des vagues, du tonnerre, de l'agriculture, militaires divinisés. Une divinité les surpasse tous : Po Nagar, la reine mère du royaume. Selon le po sa du temple, "Po Nagar est la mère du Champa. Elle a tout appris aux Cham, tous les Cham sont ses enfants". Il raconte sa légende : "Po Nagar avait épousé un roi de Chine. Mais, voulant protéger les Cham, elle revint au Champa par la mer en débarquant à Nha Trang, où se dresse encore son temple. Elle nous apporta la riziculture, le bois parfumé ainsi que le tissage. Elle épousa ensuite 37 hommes de différentes ethnies qui composaient l'ancien Champa pour sceller des alliances politiques."

Pourtant, cette légende qui lui donne des qualités diplomatiques n'a pas sauvé le Champa des attaques du Nord. A partir du Xe siècle, le Dai Viet (futur Vietnam), libéré du joug chinois, commence son expansion territoriale vers le sud. Huit siècles de guerres incessantes réduiront le royaume champa comme peau de chagrin. Les cinq principautés fédérées qui composaient le royaume (Indrapura, Amaravati, Vijaya, Kauthara et Panduranga) sont progressivement annexées. La dernière tombe en 1832. Ces conflits ont suscité d'importantes vagues d'exode, notamment vers le Cambodge. La plus importante dès 1471, après la chute de la capitale cham, Vijaya.

Au fur et à mesure de la diminution du territoire, les temples sont abandonnés, comme ceux de My Son, la "cité sacrée" des Cham, près de Danang. "Après le départ des Cham, les génies ont déménagé, car plus personne ne leur donnait à manger", explique Nguyen Van Ty, un intellectuel cham francophone. Le territoire des génies protecteurs du Champa se situe aujourd'hui dans le dernier bastion du Panduranga, où les Cham n'ont jamais été assimilés à la société vietnamienne. Dans cette enclave préservée, entre les villes de Phan Rang et Phan Thiet, les Cham continuent à parler leur langue et à pratiquer leurs rites.

Mais ils se divisent entre brahmanistes et musulmans. Les premiers, les balamon, pratiquent un culte dont ils ont oublié les origines, car les dieux de l'Inde se sont mélangés à l'animisme local. Les seconds, les bani, rendent un culte à Allah et Mohamad, mais respectent assez peu les cinq piliers de l'islam. Cette bipolarisation religieuse influence profondément la structure sociale des Cham. Villages brahmanistes et musulmans sont distinctement séparés.

Suivant les interdits alimentaires de leurs modèles religieux respectifs, les habitants des premiers s'abstiennent de manger du boeuf — la "vache sacrée" —, les autres excluent le porc. Mais ils peuvent transgresser l'interdit en dehors de leur village, lors d'un repas avec un membre d'une autre communauté par exemple. Les basaih, les dignitaires religieux brahmanistes, portent en chignon des cheveux qu'ils ne coupent jamais, tandis que les acar, leurs "homologues" musulmans, se rasent entièrement le crâne.

Selon le basaih Ong Bai Do : "Les balamon suivent le calendrier solaire et sont incinérés après la mort pour monter au ciel chez le père. Les bani suivent le calendrier lunaire et sont enterrés, ils vont sous terre chez la mère." C'est pourquoi les balamon sont associés à l'élément masculin, tandis que les bani sont attachés au principe féminin. "Nous nous complétons mutuellement et de façon parallèle", ajoute l'acar Tu Cong Dat. Des représentants de chacune des deux religions assistent aux cérémonies de l'autre communauté. Les bani sont nombreux à venir au Katê, la grande fête des balamon, ce qui traduit aussi un esprit de tolérance et de synthèse que l'on rencontre rarement dans les "grandes religions".

Jadis réservé aux fidèles adressant des offrandes à un génie particulier, le Katê est devenu une fête à forte teneur identitaire. Pourtant, la préservation d'une culture originale pourrait évoluer vers une folklorisation des rites, avec la scénarisation de danses rajoutées au rituel, ainsi que l'utilisation de haut-parleurs pour relayer les cérémonies à l'intérieur du temple. Un danger se profile sous cette vitalité apparente. On le nomme "modernité".

Par Agnès De Féo - Le Monde - 28 Décembre 2005