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La dioxine, l'autre guerre du Vietnam

Trente ans après la fin du conflit, l'agent orange toucherait des milliers de personnes.

DA NANG - Ce jour-là, la ville de Da Nang célèbre le 30e anniversaire de sa libération, le 29 mars 1975, un mois avant la chute de Saigon. Les grandes avenues sont toutes pavoisées de drapeaux vietnamiens, les panneaux peints célébrant un avenir glorieux décorent chaque carrefour, les chars fleuris sillonnent le centre-ville ; dans leurs camions bondés, des militaires entonnent des chants patriotiques.

Loin de la fête, dans le quartier populaire de Hoa Minh, en bord de mer, un bâtiment vétuste au centre d'une barre d'immeubles bleu délavé. Au fronton, la faucille, le marteau et le portrait de Ho Chi Minh. Dans un deux pièces du rez-de-chaussée vit la famille Minh. Les deux fils, Huy, 15 ans, et Tung, 14 ans, sont allongés sur des nattes à même le sol. Ils font partie des 1000 enfants qui, parmi les 5 119 victimes présumées de Da Nang, ont été officiellement reconnus comme ayant été contaminés par la dioxine.

Cinq euros. Toute la journée, ils restent là, avec leur mère pour seule compagnie. Ils ne mesurent que 80 cm, leurs membres sont déformés. Le plus jeune est aussi handicapé sur le plan mental. Il ne prononce pas une parole et ne s'exprime qu'en gémissant. L'aîné, qui porte un tee-shirt Mondial 98, ânonne quelques mots ou fredonne une chanson. Dans la journée, il écoute de la musique, regarde la télé, ou se fait lire par sa mère des mangas vietnamiens. Xuan, 44 ans, consacre sa vie à ses fils. Elle reçoit une aide de l'Etat de 100 000 dongs (5 euros) par mois et par enfant. Sur le mur, à côté d'une affiche de pin-up à moto devant la tour Eiffel, des photos de son mariage. C'était en 1982, avec Nghia, alors soldat dans la région de Dac Lac, près de la frontière cambodgienne, un des secteurs ayant subi le plus de bombardements de défoliants pendant la guerre. Nghia y a passé trois ans, de 1979 à 1982. Il raconte que, sur son corps, il n'y a jamais eu aucune tache, ni marque. «Mais j'ai été contaminé par l'environnement, l'eau, l'air, dans ces régions.» Huit ans après leur mariage, naissait Huy. Un an plus tard, Tung. Le Vietnam sortait tout juste de sa période de communisme pur et dur, la cause des victimes de la dioxine ne constituait pas une priorité.

Aujourd'hui, dans le cadre des célébrations de la fin de la guerre, il ne se passe pas une journée sans que les médias ne consacrent un ou plusieurs reportages à l'agent orange. L'un des principaux quotidiens du pays, Tuoi Tre, a lancé une campagne «Justice pour les victimes» et affirme avoir recueilli plusieurs millions de signatures. «Nous avons besoin des médias occidentaux», insiste Pham Ngoc Cu, président du cercle francophone de Da Nang, et correspondant de l'association Les enfants de la dioxine. La mobilisation est d'autant plus grande que la plainte déposée par l'Etat vietnamien, au nom des victimes, contre des fabricants de défoliants aux Etats-Unis, a été rejetée par la cour fédérale de Brooklyn. Ce qui provoque l'indignation de Pham Ngoc Cu : «Les soldats américains victimes de l'agent orange ont déjà été indemnisés (lire ci-contre), alors pourquoi pas nous, les vraies victimes ? Eux, ils jettent ce poison, ils le répandent, et maintenant ils reçoivent des compensations. La population du Vietnam est furieuse.»

Tests chers. Pourtant, il est difficile d'établir un lien scientifique incontestable entre les 200 000 enfants qui, chaque année, naissent au Vietnam avec des malformations attribuées à la dioxine et l'agent orange. La proportion est certes plus forte dans les régions qui ont été défoliées, mais les tests individuels fiables coûtent cher (1 400 dollars). Un projet de recherche américano-vietnamien a été abandonné le mois dernier, le ministère vietnamien de la Santé n'en ayant pas approuvé les protocoles. Sur place, les associations ne disposent d'aucun chiffre précis. Le Tan Hong, directeur du centre de la Croix-Rouge qui, à Da Nang, accueille des enfants handicapés, le reconnaît : «Nous avons effectué des enquêtes, notamment sur les régions d'origine des familles, mais nous n'avons pas de preuves formelles.» Incertitude aussi sur la durée de la contamination de l'environnement. Aujourd'hui, Huy et Tung sont des victimes de la 3e génération. Personne ne sait si, dans vingt ans, pour le 50e anniversaire de la fin de la guerre, l'agent orange sera encore dans les mémoires et les gènes des Vietnamiens.

Par Alberic de Gouville - Libération - 21 Avril 2005