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Nguyen Huy Thiep, blessures acides

Ecrivain, peintre, professeur d'histoire, céramiste, patron de restaurant : toutes les vies de Nguyen Huy Thiep forment un cri, une protestation acide contre les guerres subies par son pays, le Vietnam. Nguyen Huy Thiep est né en pleine guerre d'Indochine : "J'avais seulement quelques jours quand ma mère a dû me prendre dans un panier sur son dos pour fuir les bombes françaises." Il passe son bac pendant la guerre du Vietnam.

Après ces années de conflits, la société vietnamienne continue de s'autodéchirer. Aujourd'hui, selon Nguyen Huy Thiep, elle malmène sa propre jeunesse, étranglée par l'absence de perspectives autres que celles du fric et de la débrouille. Une génération qui fuit dans la drogue, la violence des trafics et de la contrebande. Ce conflit silencieux entre enfants perdus et parents accablés par la course à la survie matérielle forme l'étoffe de son premier roman, A nos vingt ans (L'Aube, traduction de Sean James Rose, 222 pages, 18,80 euros). "Je m'appelle Khue. J'ai vingt ans cette année. Et je vais vous dire franchement : personne ne capte rien. Tenez, ma famille, par exemple. J'ai un père, une mère et un grand frère qui sont cons comme leurs pieds."

Le narrateur, qui commence ainsi son récit, crache sa révolte dans une langue rauque, électrique. Il déteste les députés de son pays, "une bande de crétins qui puent". Il s'habille chez Zip Fashion, un magasin où les fripes sont qualifiées, sur place, de "vêtements sida, pour leur côté fringue au stade terminal". Il admire une copine qui est un as du Web : "Elle a une adresse personnalisée, pasd'adresse@yahoo-je-suis-trop-pauvre-mais-c'est-gratis." Bref, l'alliance du dogme socialiste et de l'économie de marché lui donne la nausée. Métaphore de la situation du pays, la guerre que livre le personnage à la déchéance, à l'héroïne et aux illusions perdues est aussi un combat intime de l'auteur. "J'ai écrit ce roman pour raconter l'histoire vraie de mon deuxième fils, qui a été, un temps, happé par l'héroïne. La situation est banale chez les étudiants, qui nagent entre deux eaux faute de pouvoir appréhender les changements de la société."

Mais sa propre génération, celle qui a survécu aux guerres anticoloniales et au totalitarisme, peine à surnager. C'est dans l'écriture que Nguyen Huy Thiep a trouvé une issue. Ses premiers écrits remontent au milieu des années 1980. Auparavant, jeune diplômé d'histoire, il est nommé professeur dans une école militaire perdue dans la campagne, à 400 kilomètres au nord de Hanoï, de 1970 à 1980. "Entre vingt et trente ans, j'ai vécu en ermite. Je n'avais aucun contact avec le monde extérieur." Le travail, dans une telle réclusion, est "ingrat". Par bonheur, une bibliothèque bien fournie lui offresa part de rêve. La forêt omniprésente ­ où il va couper son bois de chauffage ­ lui permet de découvrir la puissance de la nature, un thème qui émaille toute son oeuvre.

En 1980, il rentre à Hanoï. "Comme tout un chacun, j'ai dû exercer mille métiers pour survivre." Pendant dix ans, il enseigne, fabrique et vend de la céramique, voyage à travers le pays. "J'ai beaucoup vu, beaucoup observé. J'ai mesuré la misère. Au contact du réel, j'ai vu s'envoler toutes les pages des livres officiels que j'avais lus avant. J'ai commencé à écrire sur cette société fermée, hermétique, sans espace, sans ouverture."

Quand le Parti communiste décrète les réformes, en 1986, l'écrivain commence à publier. Son premier recueil de nouvelles, Un général à la retraite (L'Aube-Poche), remporte un vif succès public. Du côté officiel, on le voit comme "un dissident". Dans les années 1990, l'ouverture économique marque le pas, les investisseurs privés étrangers se retirent. Afin de parer à la crise, Nguyen Huy Thiep ouvre un restaurant. Pour cet auteur qui se veut ancré dans la réalité sociale, le restaurant est une mine d'histoires. Très vite, les clients affluent, non pour la cuisine locale, toute simple ­ "des recettes familiales" ­, mais pour confier leurs problèmes et consulter le lettré. "Au Vietnam, il y a des restaurants où l'on se rend pour trouver les escort girls. Là, les gens venaient pour trouver l'escort Thiep", ironise-t-il. Aujourd'hui, l'écrivain a délaissé les fourneaux. La traduction de ses oeuvres dans de multiples langues (français, russe, allemand, indonésien, suédois, chinois, thaï...) lui permet de se consacrer entièrement à l'écriture ­ nouvelles, romans, pièces de théâtre et essais littéraires.

Avec la censure, il jongle. "Je suis membre de l'Union des écrivains. Je ne suis pas un auteur prohibé. Mes oeuvres ne sont pas interdites d'emblée. Mais les maisons d'édition sont toutes des maisons d'Etat, et je dois parfois attendre que mes livres soient publiés à l'étranger : elles se décident alors à en faire autant, pour ne pas perdre la face. Parfois elles me demandent de supprimer un passage pour des raisons politiques." Les trois films adaptés de ses nouvelles ont connu une large diffusion au Vietnam, notamment Nostalgie de la campagne, de Dang Nhat Minh, salué par la critique en France.

A nos vingt ans, écrit en 2003, n'est pas publié au Vietnam. Il n'est disponible que sur Internet. C'est l'une des ruses utilisées par les écrivains. D'autres consistent à publier sous pseudonyme ou encore à glisser subrepticement de nouveaux textes ­ poèmes ou nouvelles ­ lors des rééditions de recueils déjà autorisés. Les huit pièces de théâtre de Nguyen Huy Thiep n'ont été ni publiées ni mises en scène. "Seuls des élèves en art dramatique les jouent pendant leurs études, car ils sont à la recherche d'écritures contemporaines." Son deuxième roman, inédit en France, se fonde sur l'histoire réelle d'un ministre qui, après avoir détourné 65 000 dollars pour "se payer la virginité d'une fille de treize ans", a été jugé et condamné. "J'aimerais parvenir à le publier au Vietnam mais, pour le faire, je prendrai un pseudonyme."

Le Monde - 23 Mars 2005