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Vietnam : La langueur de vivre

SAPA - Après la création, en 1887, de l'Union indochinoise, les Français entreprennent la construction de la première ligne de chemin de fer vietnamienne. Reliant Hanoï à Saigon, celle-ci traverse le pays du nord au sud. Au nord de Hanoï, elle s'étend jusqu'à la frontière chinoise, qu'elle franchit, pour rejoindre Kunming, capitale de la province du Yunnan. Après avoir été interrompue, cette ligne mythique, dont la percée fut une aventure inouïe, a été remise en service. Nous l'avons empruntée, de Hanoï à Cao Dai, ville frontière, d'où l'on gagne les hauts plateaux de Sapa, dernier refuge des minorités ethniques.

Tut, tut... Tut, tut... Hanoï. Le tintement continu des avertisseurs sonores, le flot ininterrompu des vélomoteurs, engins d'origine chinoise, japonaise ou russe qui, depuis le milieu des années 90 et l'ouverture économique – doi moi –, ont supplanté les bicyclettes, bercent la ville. Chants joyeux, piaillements enfantins de ces milliers de citadins qui sillonnent la capitale, guidon contre guidon, en signalant leur présence, plutôt que témoignages d'agressivité. Nulle accélération brutale, pas de cris, ni d'injures. Certains arborent un foulard sur le visage pour se prémunir des méfaits de la fumée des gaz d'échappement. On dirait des malfaiteurs en fuite. Les casques n'ont pas fait leur apparition.

De rares voitures – le plus souvent des taxis – troublent cet essaim, ce bourdonnement monotone. Comment traverser quand aucun feu ne l'immobilise? Un compagnon de passage, croisé au bar du Métropole, l'écrivain François Lelord, amoureux du Vietnam et nostalgique du bonheur, m'affranchit: «Pour survivre, deux précautions. La première, scruter des deux côtés, car le sens de la circulation n'est jamais absolu; la seconde, ne jamais modifier son allure car le conducteur l'anticipe.» Pas d'affolement, donc: Hanoï s'étire dans une langueur provinciale. Sur de larges avenues, dessinées par des émules d'Haussmann, une population jeune (50 % des Vietnamiens ont moins de 25 ans) roule sans hâte vers des lendemains qui chantent. Ils longent des villas XIXe, aux façades ocre et décaties, vestiges émouvants d'une Indochine française, au goût de paradis perdu; elles abritent aujourd'hui des ministères ou des organisations officielles.

Devant la cathédrale Saint-Joseph, des écoliers en uniforme bleu marine frappent un volant, de la main ou du pied, sous l'œil tendre d'une vierge dorée; un peu plus loin, le boulevard Trang-Tien débouche sur l'Opéra, copie conforme, bien que réduite, de celui bâti à Paris par Garnier. Un morceau de France, telle une page volante d'un album de photos jaunies, flotte dans les mémoires et les regards. En fin de journée, accoudés au bar du Métropole, palace centenaire marquant d'une pierre blanche le temps des colonies, une poignée d'expatriés ou de Français de passage l'évoquent devant un verre de vin blanc.

Une jeunesse rêveuse, amoureuse, gracile, flâne autour du lac Hoan Kiem, poumon de la ville. Des tortues géantes y seraient dissimulées, descendantes de celle qui, selon la légende, déroba à l'empereur Ly Thai To son épée magique. Au Vietnam, les légendes fleurissent, vous prennent par la main. Des dieux généreux, des génies grimaçants, au parfum d'encens, vous emmènent dans d'étranges labyrinthes. Au nord du lac, dans l'enchevêtrement des ruelles du vieux quartier commerçant, s'étalent au coude à coude de minuscules échoppes où l'on vend de tout: produits d'artisanat, étain, chaînes hi-fi, remèdes miracles... Certaines maisons sont si étroites qu'on les dirait de profil. Assises sur leurs genoux, touillant de leurs baguettes leur bol de com pho – soupe de nouilles de riz –, des femmes légères comme des feuilles sont posées devant: «Ce sont elles, me souffle mon guide, qui s'occupent des affaires. Les hommes ne sont pas fiables. Ils jouent, boivent de la bière, vont au karaoké.»

Un instant, on imagine ces frêles apparitions se faufilant, telles des ombres chinoises, dans le lit des lignes ennemies. Leur spécialité: faire exploser les cœurs. Devant leurs boutiques, entre leurs doigts fins, les billets filent doux. A la terrasse d'un café, pour 1 000- 1 500 dongs, on peut commander une tasse de thé, agrémentée d'une cigarette. Ici, en monnaie locale, tout le monde est millionnaire. Une jeune femme passe, les épaules ployées sous une palanche sur laquelle elle a déposé quelques légumes; une autre trimballe des objets de récupération, canettes froissées, sacs en plastique. Le tiers-monde est un jeu de construction. Devant le commissariat du quartier, une boîte aux lettres incite les habitants à dénoncer les délinquants. Ho Chi Minh trône en poster au fond de la salle. Avec sa maigreur de mannequin, le fondateur du parti communiste vietnamien est le modèle de la grandeur d'âme. On visite son mausolée, où il repose dans un cercueil de verre, son humble maison sur pilotis.

Le train pour le Nord-Ouest – la ville frontière de Lao Cai, d'où l'on gagne Sapa – s'ébranle vers 22 heures. Une place nous y attend dans l'une des deux voitures couchette affrétées par la chaîne d'hôtels Victoria. Les cabines en acajou verni renouent avec l'image d'un luxe défunt. Des grillages protègent les vitres contre les cailloux que projettent, sur le passage du train, les gamins des villages.

Un wagon bar-restaurant accueille les passagers peu pressés de s'endormir. Roman, Breton, né à Lorient, en est le manager. Son grand-père était douanier en Indochine. Est-ce pour cela qu'il est revenu? On trinque au vin de prune, de Sapa, doux et sucré. Une tendre griserie gagne les esprits, L'Europe semble lointaine, brumeuse. Le train secoue pas mal, gémit dans les virages. Sacré comédien! L'écartement réduit des voies, un matériel vétuste, l'état du tracé en limitent la vitesse. Il faut un peu plus de huit heures pour parcourir les 340 km qui séparent Hanoï de Lao Cai! Attablés sur des banquettes de velours rouge, des touristes cèdent à l'abandon d'un dépaysement facile. Deux blondes quadragénaires californiennes rient de leurs dents blanches, des Australiennes en Nike consultent leur guide; un jeune couple de Français se tient par la main, des Belges réservés cultivent le silence.

6h30, Ga Lao-Cai. «Ga» signifie gare. Une nuée de mots vietnamiens, tels des boutons tombés d'un costume, ont des résonances familières. Mon guide m'en décline quelques-uns: «cà phê, sa làt, atiso» (artichaut) ou, plus technique, «volang, ghidong, veston». Poussières d'empire, qui font monter les larmes aux yeux. A la sortie de la gare, des fonctionnaires un peu lasses, en chemisier blanc, képi flottant, déchirent les billets. Sur la place, affluence de minibus des travel agencies. Le chauffeur se fraie un chemin en klaxonnant, dégageant un nuage de poussière sur une piste en terre. Dans la cour d'une école, des élèves s'ébattent: C'est bientôt l'heure de la rentrée des classes. Sur les bas-côtés, émergeant de la brume, des adolescents en vélos forment de longues lignes disciplinées.

Sapa, station thermale mise à la mode par les Français dans les années 20, est juchée à 1 650 m d'altitude. On y vient de Hanoï pour y trouver la fraîcheur. Le long de la route, des femmes entièrement vêtues de noir remontent, leur panier en osier sur le dos, pour aller vendre leurs produits sur le marché. Elles appartiennent à l'une des ethnies majoritaires de la région, les Hmong. Derrière elles, des enfants minuscules, taches noires, roulent comme des billes. Les Hmong – noir, blanc, vert, rouge ou fleur, selon la teinte dominante de leur costume – comme les Dao, les Thay sont des montagnards installés sur les hauts plateaux. Ils y vivent de la culture du riz, du manioc, du maïs, du soja, des fruits; autrefois, c'était le pavot, d'où l'on extrait l'opium. Le gouvernement en a interdit le commerce, préférant favoriser la culture du thé, du café ou de la cannelle.

Leur apparence distingue les tribus entre elles. Chaque ethnie s'affiche, tel un tableau vivant, dans des habits colorés, mélange chatoyant de simplicité et de sophistication, de tuniques, de jupes, de coiffes aux teintes vives ou sombres; le naturel et l'élégance avec laquelle de minuscules bouts de femme se déplacent feraient pâlir d'envie plus d'une longiligne vedette de podium. Hors du marché et de ses villas coloniales, Sapa, ville moyenne, offre peu d'attraits. Des jeeps, encombrées de touristes, s'en échappent pour approcher, par des chemins défoncés, le majestueux Fansipan, point culminant du Vietnam (3 143 m), ou gagner les villages environnants. A flanc de coteau, le hameau de Ta Phin fait songer à un village gaulois, retranché derrière des palissades en bambou; quelques familles rustiques y survivent dans des huttes en torchis, sous un toit de paille. Sur le sol en terre battue, une marmite chauffe, un cochonnet noir renifle, un chien lèche une écuelle. Des petites filles à la peau et aux yeux sombres, adorables poupées aux regards lumineux, négocient sans frémir les pièces tissées par leur grand-mère ou des guimbardes en cuivre et bambou. «Joli», murmurent-elles, puis «merci», avec un sourire à faire fondre le Fansipan.

D'un fil de fer, raccordé à une turbine installée au milieu d'un ruisseau, l'électricité jaillit par instants, en un éclair fugitif. Un peu plus loin, un bâtiment en dur abrite l'école primaire. Ce samedi, elle est déserte. Une bâche sépare les classes, dans lesquelles des pupitres sont disposés face à un tableau noir, surmonté d'un portrait de l'oncle Ho. Sur les murs, blanchis à la chaux, quelques consignes strictes: «ordre, discipline, bien enseigner, bien apprendre».

Sur le tableau noir, à la craie blanche, quelqu'un a inscrit cette sentence émerveillée: «Quand je suis né, je savais déjà rire.» Jusque dans ses profondeurs, le Vietnam est un sourire. A la sortie du village, des haut-parleurs diffusent une obsédante propagande électorale. On élit les membres du comité populaire. Une voix féminine vante la joie d'aller voter pour un candidat communiste. Par un sentier caillouteux, on s'enfonce dans la montagne. Le spectacle des rizières en terrasses s'étend à perte de vue. Surgissant de nulle part, un chien aux dents de hyène nous fonce dessus. Rapide, le guide le menace en brandissant une pierre. On franchit un pont de corde derrière une Hmong septuagénaire, ratatinée et ridée, vêtue en petite fille. Devant un refuge, assis sur un tabouret, un Hmong noir vend des tissus, des bijoux, des boissons tièdes. Des enfants discutent dans un coin: «J'ai trois garçons et deux filles, explique-t-il. Sur le front de l'une d'entre elles, des taches sombres signalent la marque des ventouses, utilisées pour chasser les mauvais esprits. L'aînée a 12 ans, son père la surveille. Il a peur qu'un garçon d'une famille voisine ne vienne l'enlever. Autrefois, cela arrivait souvent.

«A quel âge les jeunes filles se marient-elles? – Vers 15 ans, rétorque-t-il. Son fiancé viendra présenter sa demande en apportant une bouteille d'alcool de riz.» Le patriarche espère que la famille du jeune homme sera riche, c'est-à-dire qu'elle possédera beaucoup de rizières. Visions du Moyen Âge. Des canalisations en bambou irriguent les cultures, d'antiques paysannes, voûtées comme des points d'interrogation, se penchent sur des plantations sous leurs chapeaux pointus. Chaleur lourde, civilisation ancestrale.

Au Ta Fin, bar du très select hôtel Victoria, dont les bungalows ouvrent sur la montagne, les serveuses en Ao Dai– longue tunique de soie – prennent les commandes avec une langueur impériale. Le train pour Hanoï s'ébroue le lendemain soir. Dîner servi dans le wagon-restaurant. Les Américaines, les Australiennes ont rougi au soleil. A la table à coté de la nôtre, un groupe de Français devise gaiement. Nous sympathisons. L'une des convives est Martine Aubry. Elle est en vacances. Nous échangeons nos impressions. Au bout de quelques minutes, le maire de Lille cherche à savoir la raison de notre présence dans ce wagon. J'avoue le nom du journal qui m'emploie. Elle pousse un cri:«Figaro!» «Trop tard, murmure-je, les fenêtres sont grillagées et vous ne pouvez vous enfuir!» Un rire joyeux la secoue, à moins que ce ne soit le train...

Par Bertrand de Saint-Vincent - Le Figaro - 22 Juillet 2004.