Et André inventa le PC
Le premier micro-ordinateur n'est pas américain : son père est un français d'Indochine
PARIS - «Vous n'avez jamais rien compris à l'informatique.»
L'anecdote vieille de près de vingt ans fait toujours
sourire André Truong. Visage candide, il pose son verre et
précise d'un ton de conviction tranquille, exempt de
rancoeur, qu'il s'agissait d'un des hauts responsables de la société Bull. Il préfère en taire le
nom. Et pourtant, c'est lui qui - voilà plus d'un quart
de siècle, bien avant l'arrivée du PC d'IBM - a
inventé le premier micro-ordinateur : le Micral. Rien
de moins.
Loin des projecteurs, André Truong, de son vrai
nom Truong Trong Thi, «originaire d'Indochine» -
«comme on disait à l'époque», précise-t-il -, s'est
maintenu aux avant-postes de la révolution
électronique. Et à 63 ans il poursuit en pionnier son
bonhomme de chemin, des projets plein la tête,
dans cette France qui l'a accueilli juste
après-guerre.
«Je me souviens des lavabos gelés du lycée
Hoche de Versailles, lance-t-il à la mode d'un
Perec. C'est là que tout a commencé. Je venais
d'avoir 14 ans.» De Saigon, il retient la douceur
d'une enfance heureuse et l'image marquante d'un
père commerçant et francophile, premier étudiant
vietnamien d'HEC. «Là-bas, j'avais tout alors qu'ici
je n'avais rien d'autre à faire que de travailler».
Entouré de sa mère et de six frères et sours, André
Truong devient fort en mathématiques. «On nous
collait souvent. Un des pions, que nous avions
surnommé ‘TDM’, pour ‘Tête de mort’, nous
occupait avec des travaux pratiques. C'est
pendant ces heures que j'ai monté mon premier
poste à galène.»
De bidouillage en assemblage, André Truong entre, en 1955, à
l'Ecole française de radioélectricité, au cour du quartier
Latin, à Paris : «Ce furent mes meilleures années. Les cours
étaient légers, et je savais ce que je voulais faire». Il
s'intéresse de près à l'électronique quand l'époque
pense encore «électricité», chaînes haute fidélité et premiers
téléviseurs. Diplôme d'ingénieur en poche, il entre, en
1959, chez Schlumberger. «J'étais un ‘circuiteur’ - un
monteur de circuit. Un des meilleurs circuiteurs de ma
génération, semble-t-il.»
Rapidement, il se distingue en créant le premier carbotrimètre à transistor, un appareil permettant la datation au
carbone 14 et au tricium.
«En 1965 lors d'un premier voyage aux Etats-Unis
je travaillais alors pour Intertechnique [un
constructeur de matériel électronique] j'ai subi un
véritable choc culturel. Les circuits électriques y
étaient meilleurs tout en étant plus petits que les
nôtres » Il saisit immédiatement l'enjeu et trouve les
arguments auprès de ses employeurs pour passer
la première grosse commande de circuits intégrés
en France. «C'est un visionnaire curieux de tout,
souligne Cyril Gourcy, un de ses anciens
collaborateurs, aujourd'hui chez Microsoft. Il
possède cette fibre d'entrepreneur qui lui permet
de comprendre les concepts et de se donner les
moyens pour les confronter à la réalité.»
Au tournant des années 70, André Truong crée,
avec une poignée d'amis, l'entreprise R2E
(Réalisations études électroniques) : «Faire petit
était devenu mon raisonnement. On faisait des
moutons à cinq pattes qui donnaient naissance à
des moutons à quatre pattes. On cherchait l'objet
miracle...» En 1972, l'INRA (Institut national de la
recherche agronomique) demande à la jeune
société de mettre au point un système informatique
à moindre coût destiné à la recherche agricole et
qui puisse être transportable. André Truong sait
qu'Intel, aux Etats-Unis, qui a mis sur le marché le
premier microprocesseur, vient de lancer un
nouveau modèle deux fois plus puissant, le 8008. Il
passe commande et lance son équipe, renforcée
par l'arrivée de l'ingénieur François Gernelle, sur le
projet. Cinq mois, passés dans un appartement au
sous-sol d'un immeuble de la banlieue parisienne,
seront nécessaires pour réaliser le premier
micro-ordinateur. «Le Micral est le fruit du travail
de toute l'équipe, aime-t-il à préciser, le stylo à la
main. Quel souvenir, le jour de son annonce à la
presse - trois journalistes s'étaient déplacés!»
Le Micral est vendu au prix de 8 450 F, soit «le prix
des PC actuels». Une première production de 500
Micral trouve, dès la première année, une
application dans les péages d'autoroute. Mais, en
1978, à la suite de difficultés financières dues à
des erreurs de gestion, c'est la fusion avec Bull.
L'arrivée du PC d'IBM en 1981 et l'absence de
dynamisme de Bull auront raison du Micral.
André Truong ne s'arrête pas pour autant. Avec le PC
d'IBM, il comprend qu'il faut lancer un ordinateur
compatible. Il demande à la filiale américaine de R2E
de mettre au point un tel système, et en juillet 1982
le premier compatible PC est livré à Paris. Mais trois
mois plus tard André Truong, en profond désaccord avec ses
proches collaborateurs, qui «ne croyaient pas au compatible», donne sa
démission. «On n'en voulait pas à Bull et pas plus
à IBM qu'ailleurs. Aucun des constructeurs n'avait
cru au PC», déclare avec conviction mais sans
amertume apparente l'inventeur. Il se cantonne
alors dans le conseil aux entreprises avant de
créer, en 1998, avec sa nouvelle société APCT,
AbsolutBoot, un CD-ROM capable de faire
fonctionner Windows NT sur n'importe quelle
machine.
«Je compte bien rester encore trois, quatre à cinq
ans dans les nouvelles technologies, dit André
Truong sur un ton devenu hésitant. J'ai passé ma
vie à résoudre des problèmes. C'en est devenu
mon métier.» Manque de reconnaissance ? Il cite
volontiers le Boston Computer Museum et le
groupe Intel, qui voient en lui le véritable père des
ordinateurs de bureau. «En 1997 au Comdex, pour
les vingt-cinq ans du microprocesseur, le Micral
était exposé. Mais il n'y a pas eu un mot dans la
presse française!», lâche-t-il en élevant légèrement
la voix. Silence. Un article du Wall Street Journal
soigneusement plié dans une chemise plastifiée et
posé sur la table illumine à nouveau son regard.
Son portrait fait la «une», et le titre sonne comme
une évidence : «Les raisons pour lesquelles vous
n'avez jamais entendu parler de l'inventeur du
premier micro-ordinateur». Léger sourire. «Oui, j'ai
souffert intellectuellement et je comprends ce qui
est arrivé à Steve Jobs, l'un des créateurs du
Macintosh, affirme-t-il d'une voix claire, dénuée de
regrets. Mais il faut se remettre dans le contexte
de l'époque. Les gens ne comprenaient pas ce
qui se passait.»
Aujourd'hui, André Truong rêve d'une distinction
officielle. Lui, qui ne parle pas un mot de vietnamien
et n'a jamais voulu vivre ailleurs qu'en France,
rappelle à cet instant le souvenir de son grand-père
décoré de la grand-croix de la Légion d'honneur.
Une Légion d'honneur qui lui ferait plaisir. Une
distinction pour l'inventeur méconnu du micro.
Par Nicolas Bourcier - "Le Monde", le 17 février 1999.
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