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«Un Américain bien tranquille», déjà un classique

Adapté d'une nouvelle de Graham Greene, ce thriller politique réussit à questionner l'interventionnisme américain sans lourdeur ni démagogie. On le recommande vivement.

Il ne suffit pas d'un texte en or pour faire un bon film -- voir les ineptes «Liaisons dangereuses» diffusées sur TF1. Reconnaissons donc au cinéaste australien Philip Noyce le mérite d'avoir su tirer le meilleur d'«Un Américain bien tranquille», nouvelle de Graham Greene publiée en 1955 et déjà portée à l'écran en 1958 par l'excellent Joseph Mankiewicz.

En dépit de sa facture très classique -- presque un film à l'ancienne -- et de sa mise en scène plus cossue qu'inspirée, «Un Américain bien tranquille» s'affirme comme une œuvre ambitieuse et lyrique, un thriller politique à la complexité jamais confuse, une tragédie contemporaine où s'éclaire ce moment précis de l'Histoire où l'Europe doit s'incliner devant les Etats-Unis, sous le regard dubitatif d'un pays déchiré par la guerre civile.

C'est aussi la première grosse production américaine à avoir été tournée au Vietnam depuis la fin de la guerre. Dans le même esprit, saluons l'emploi des langues étrangères -- français et vietnamien parlés par les comédiens -- qui apportent à ce film d'envergure un effet de réel bienvenu et plutôt rarissime dans le contexte hollywoodien.

L'action se situe à Saïgon en 1952, au cours des derniers mois de la domination française. Elle met aux prises Thomas Fowler, journaliste britannique, alcoolique et vieillissant (Michael Caine), Alden Pyle, un médecin américain venu ostensiblement soulager les souffrances des populations civiles (Brendan Fraser) et une jeune vietnamienne, Phuong (Do Thi Hai Yen), maîtresse du premier et objet de désir du second. Subtilement, ce triangle amoureux est la métaphore, la manifestation charnelle, d'un conflit plus vaste opposant le colonialisme du Vieux Continent à l'interventionnisme du Nouveau --le Tiers Monde jouant ici le rôle du témoin impuissant.

Les romans du britannique Graham Greene (mort en 1992 à Corseaux au dessus de Vevey), romancier engagé, journaliste aguerri, agent du Foreign Office et sympathisant communiste, restent d'une brûlante actualité. Ce texte en particulier qui fut peut-être le premier à annoncer la guerre du Vietnam dans laquelle les Américains allaient s'engager puis s'enliser. C'est dire sa charge prophétique.

Première qualité du film de Philip Noyce, la qualité de son scénario confié à Robert Schenklan et Christopher Hampton (scénariste des «Liaisons dangereuses» de Stephen Frears). Les deux hommes ont su donner aux enjeux politiques de l'époque, mais aussi aux désirs contrariés de Fowler et Pyle, à la fois rivaux et amis, une limpidité qui permet aux deux acteurs d'atteindre le sommet de leur art.

Michael Caine est inoubliable en journaliste paresseux, frivole et sûr de ses privilèges. Très loin de l'image flatteuse du gentleman britannique, il doit moins à son charisme qu'à sa position d'occupant généreux le bonheur de vivre avec une femme de quarante ans sa cadette. Le comédien et sa partenaire vietnamienne incarnent avec finesse le couple colonial dans lequel se confondent l'amour et l'intérêt.

Le déséquilibre de leur relation est d'ailleurs mis en évidence par celle qu'on présente comme la sœur de Phuong, marieuse notoire, ainsi que par l'irruption de Pyle, immédiatement séduit par la jeune femme.

Avec son visage poupin, son imposante masse corporelle et ses candeurs maladroites, Brendan Fraser n'est d'abord qu'une caricature du mâle américain avant de se révéler dans toute ses contradictions. L'acteur porte en lui ce mélange déroutant de naïveté et de cynisme, d'idéalisme et de brutalité, de compassion et d'indifférence. Mais il faudra attendre le dernier quart d'heure pour que les masques de Fowler et Pyle tombent enfin, sans pourtant qu'advienne une vérité unique et définitive.

Le film ne délivre aucun message. Son antiaméricanisme, bien vu mais point hargneux, est tout à fait relatif, pas plus virulent en tout cas que sa dénonciation du colonialisme européen, britannique en particulier. Colonialisme plus soucieux de la conservation de ses privilèges que de la promotion de l'intérêt général. A l'image de l'engagement final de Fowler, qui relève moins d'un choix éthique que d'une stricte motivation amoureuse: comment évincer le rival et garder sa jeune maîtresse auprès de lui?

L'Histoire lui offrira le moyen de satisfaire son désir d'amant sans péjorer sa position de héros -- cela ne l'empêchera pourtant pas de souffrir de sa trahison, le héros greenien est un inquiet, un humain habité par le doute.

La fin d'«Un Américain bien tranquille», aussi désillusionné soit-il, n'a rien de cynique. Graham Greene, génial écrivain de l'ambiguïté humaine, a le génie de poser les dilemmes éthiques et politiques sans décider au nom des peuples ou des personnages qui les incarnent. Le film a été retenu deux ans dans les tiroirs de Miramax à la suite du traumatisme du 11 septembre, et il n'a pas obtenu aux Etats-Unis le succès qu'il mérite. Dommage!

Magnifique miroir tendu à la répétition de l'Histoire, hier le Vietnam, aujourd'hui l'Irak, «Un Américain bien tranquille» est une œuvre profondément éclairante et contemporaine. Philip Noyce l'a bien compris qui livre ici un des meilleurs thrillers historiques vus depuis longtemps.

Par Marie Rossinière - Largeur.com - 1er Septembre 2003.