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Les Indiens du Tonkin

Billet pour Hanoï - Lao-Caï Express. Le voyage est spartiate, mais qu'importent l'inconfort, la moiteur et la lenteur : une nuit dans le train pour rejoindre les H'mong, les Yao ou les Tay, ethnies minoritaires du nord-ouest du Vietnam, et leur pays de brume aux rizières en terrasse.

Mieux vaut être prévenu, le v o y a g e n'est pas de tout repos et la nuit peut paraître un peu longue. Dans la gare de Hanoï, les avertis se reconnaissent : outre leurs bagages, ils emportent avec eux une natte, pour adoucir le sommeil, et quelques provisions pour la soif et la faim.
Il est 21 heures, le train pour Lao-Caï patiente sur les rails. Places réservées, les passagers grimpent dans les wagons, tentent de se frayer un passage dans les couloirs, trouvent enfin leur compartiment et entreprennent, dans l'étroitesse des lieux, d'installer sans se cogner les valises et d'ouvrir sans se blesser les couchettes dures comme du fer. Les prévoyants sortent une lampe de poche, il arrive que l'interrupteur censé commander la lampe au plafond ne réponde pas à la demande. Parfois, c'est celui du ventilateur qui fait relâche. Plus tard quelqu'un viendra, avec une casquette sur la tête, et arrangera tout ça.

Le train démarre doucement, dans un grand coup de sifflet, et traverse Hanoï si près des façades que le voyageur se fait voyeur. Dans les pièces éclairées, on dîne, on regarde la télé, on s'endort. Puis les lumières se font de plus en plus rares, et c'est une nuit noire, sans lune, qui défile à travers les grilles des fenêtres : elles ont été posées pour protéger les compartiments des pierres que des garnements désoeuvrés seraient tentés de lancer. Car ce train roule à son allure, c'est-à-dire lentement. Il faut bien compter neuf heures pour moins de quatre cents kilomètres, toute une nuit donc pour rejoindre Lao-Caï, à la frontière du Vietnam et de la Chine. Mais le voyage, même spartiate, en vaut la chandelle.

Cette ligne de chemin de fer a été tracée au début du siècle par les Français. L'été, ils étouffaient dans la chaleur de Hanoï. Là-haut, au nord-ouest du Tonkin colonisé, ils avaient repéré un massif montagneux, le Hoàng Liên Son, avec un sommet culminant à 3 143 mètres, le mont Phan si Pan, et des vallées vertes gorgées d'eau qui leur rappelaient les Alpes. Ils ont fait du village de Sa Pa, 1 600 et quelques mètres, leur lieu de villégiature.
Les Français sont partis, le train est resté presque le même. Le contrôleur a vérifié les billets, les conversations sont devenues chuchotis puis ont fini par s'éteindre, il n'y a plus que le roulement délicieux des wagons d'antan. Qu'importent l'inconfort de la couche étroite, la moiteur que le ventilateur ne parvient pas à chasser, la lumière dans le couloir qui fatigue les yeux et attire des nuées d'insectes virevoltants. Qu'importe même le sifflet strident qui casse les rêves : le conducteur a dû apercevoir dans les phares de sa locomotive un animal égaré au milieu de la voie.

Le train s'arrête parfois pour une halte le long d'un quai anonyme. Une bande de gamins investit les wagons, passe et repasse dans les couloirs, répétant sans cesse des noms de sodas et de bières. Ils repartent après avoir subtilisé une paire de chaussures ou un paquet de cigarettes imprudemment laissés à portée de leur main. Le sommeil revient et c'est déjà Lao Caï.
Devant la gare, une escouade d'hommes casqués attend les voyageurs encore endormis. Ce sont des motos-taxis. Pour les moins aventureux, des minibus font aussi la navette vers Sa Pa. Deux bonnes heures de route, de lacets serrés, de rizières en terrasses aux douces volutes. Un homme laboure, juste un socle de charrue tiré par un buffle albinos, presque rose. En face, dans le vert dense de la forêt, un immense champ de cannabis aux feuilles exubérantes. Entre les deux, des enfants boueux jusqu'aux genoux.

Encore quelques virages et autant de méchants trous dans la chaussée, et voilà Sa Pa, deux mille habitants aujourd'hui. Le village a été bombardé par les Chinois quand ils ont tenté, vainement, d'envahir le Vietnam en 1979. Les belles maisons des colons ont volé en éclats. Rares sont celles qui sont passées à travers la guerre, chalet savoyard ou bâtisse imitation normande... Tous les goûts étaient dans la mémoire de ces Français en mal du pays. Maintenant, ce sont les nouveaux riches de Hanoï qui construisent.
Sa Pa, c'est une poignée de rues en pente, d'échoppes basses et de restaurants que fréquentent des adeptes du trekking avant d'aller arpenter les beautés de la montagne. Sa Pa, c'est aussi ces groupes de femmes de tous les âges, habillées toutes pareilles, de noir avec des fichus rouge, ou bariolées de couleurs. Ce sont des H'mong, des Yao ou des Tay. Ces peuples nomades se sont arrêtés ici il y a longtemps, on les dirait arrivés hier. Leur tenue n'est pas un costume folklorique. Quand les femmes marchent dans la boue des chemins, quand elles repiquent le riz ou quand elles vendent aux touristes des bracelets ou des carrés de tissu, ces robes de coton et de chanvre rêches sont toujours les leurs.

Elles habitent des hameaux cachés dans les replis de la montagne, comme Ta Phin, cinq cents habitants, une demi-douzaine de masures de bois, avec des toits en paille de riz. Une ampoule éclaire faiblement la grande et unique pièce, la table et les bancs. Accrochées aux parois, des photos : le jour du mariage, la soirée au restaurant et des Polaroïd des enfants riant, cadeaux des visiteurs étrangers.
Toute la famille participe aux rudes travaux des rizières, le dos courbé, les pieds toujours dans l'eau, pour à peine de quoi survivre. La malaria guette. Sur le mur du dispensaire, des dessins expliquent les règles de base de l'hygiène. Même si la Constitution protège leurs droits politiques et civiques, ces ethnies minoritaires restent à part du pays. Les Vietnamiens ne comprennent pas toujours leur vietnamien, qu'ils prononcent à leur manière : car ils ont conservé leurs langues et leurs traditions, parfois même leurs organisations féodales. Et toutes ces différences sont à la source du racisme qu'ils subissent.

Ces H'mong, ces Yao ou ces Tay trouvent auprès des touristes l'attention qu'ils méritent. Mais ils courent le risque de bientôt être visités comme les survivants d'une époque révolue, une espèce rare, confinée dans une réserve qui serait celle des « Indiens du Tonkin ». Car ils sont beaux comme ce pays où derrière la bruine de la pluie le soleil n'est pas loin. Dans la région de Sa Pa, le temps change tout le temps. Il y a souvent de la brume. Elle descend des sommets, dans une nappe épaisse, envahit les vallées, remonte les chemins et enveloppe les silhouettes des femmes H'mong jusqu'à les faire disparaître.

de Bruno Caussé - "Le Monde", le 17 Novembre 1999.