Le train du Vietnam à la Chine
De Hanoi à la frontière chinoise, à bord du « Victoria
Express », le spectacle est autant dans ce vestige du
colonialisme que dans les régions traversées. Des
rizières en terrasses à la jungle en passant par les
hauts plateaux, le dépaysement est total.
Le train siffle à intervalles de plus en plus rapprochés... grincement des
freins... le wagon tangue. Une main soulève le rideau qui flotte à la
fenêtre du compartiment. Dehors, la nuit sans lune. Juste l'odeur
entêtante des eucalyptus. A quelques mètres sur la droite, le faisceau
lumineux de la locomotive, qui avance désormais à très petite allure.
Sur la couchette voisine, un voyageur chinois consulte sa montre. Les
regards inquiets se croisent. Il chuchote : « 3 heures du matin, nous entrons
dans la zone la plus difficile ! » Par la vitre à moitié descendue, le paysage
se découvre en noir et gris. Le train progresse sur une arête rocheuse. Des
deux côtés un précipice de plusieurs centaines de mètres. Vertige. Très loin
en contrebas, on devine des rizières en terrasses. Les grandes feuilles de
bananiers clapotent sous le mouvement d'air du convoi. Des branches de
ronces griffent le wagon... Voilà le col franchi ! La locomotive s'engage dans
la descente. A nouveau, les freins.
Dans le compartiment voisin, le néon est allumé. Trois employés des
chemins de fer chinois papotent en fumant. Un mécanicien, la surveillante du
wagon et un contrôleur. Ils travaillent sur cette ligne depuis sa réouverture en
1992 et ne cachent pas leur admiration pour le « train des Français ». « Le
conducteur est très courageux et les passagers n'ont pas peur de mourir ! »
plaisante le mécanicien en offrant une cigarette. « Pas d'inquiétude, tempère
la surveillante d'un ton rassurant, il n'y a jamais eu d'accident sur cette ligne
depuis son inauguration en 1910. » « Le train roule très lentement, toute la
voie est parfaitement surveillée et entretenue, renchérit le contrôleur. Vous
pouvez dormir tranquille ! »
Vingt-six heures, déjà, que le voyage a commencé. La veille au soir, c'était
encore la moiteur de Hanoi. Le pousse-pousse se frayant un passage dans la
cohue aux abords de la gare. Cet embarquement bizarre dans le « Victoria
Express », le train de luxe qui relie depuis l'été dernier la capitale
vietnamienne et la frontière chinoise. Un groom en livrée écossaise, indiquant
le chemin à la lampe de poche, au travers d'entrelacs de rails, de convois de
marchandises, de wagons de voyageurs vietnamiens, aux fenêtres aveuglées
par des rideaux de fer. Et soudain, tout en queue du train pour Lao Cai, la
ville-frontière, deux wagons rutilants. A l'intérieur, des chambres en acajou,
avec deux vrais lits, une salle de bains, et dans le wagon voisin, molletonné
de rouge, un bar et un salon, où est servi le dîner. Siroter un Cointreau en
regardant défiler les lueurs orangées des villages... A l'autre extrémité de
cette ambiance néocoloniale, dans un grand brimbalement de ferraille, le
wagon-restaurant vietnamien - désert -, le cuisinier couché sur une natte de
paille, en train de glouglouter avec sa pipe à eau...
Au matin, le terminus de Lao Cai, et le contraste absolu. Tapis rouge pour
descendre de l'express, puis plus rien... Deux trains par semaine seulement
assurent la liaison directe Hanoi-Kunming. Seule solution pour atteindre la
frontière, à 5 kilomètres de la gare, une pauvre carriole et son cheval ! Un
pont, long d'environ 300 mètres, enjambe le fleuve Rouge et sert de
démarcation. Deux paysannes vietnamiennes portent les bagages sur leur
vélo. De l'autre côté du pont, Hekou, la ville chinoise, beaucoup plus
moderne. De nouveau, le train, en direction de Kunming ; cette fois, un
omnibus en « couchettes dures », la seconde classe chinoise, néanmoins
propre et plutôt confortable.
Côté Vietnam, le paysage flattait à souhait l'imaginaire occidental : le fleuve
Rouge, large artère boueuse, que longe la ligne de chemin de fer. Les
collines recouvertes de jungle, qui se noient dans une brume tropicale. Au
premier plan, les chapeaux triangulaires des femmes repiquant le riz, et sur
les berges alentour les tuniques flottantes des porteuses de palanche, avec
cette démarche caractéristique, à la fois ample et saccadée, qui permet à
chaque sursaut d'alléger la charge. Des enfants jouant avec les buffles. Les
stèles blanches des tombes, piquées au milieu des rizières, innombrables.
L'entrée au Yunnan chinois, « la Province des Nuages », prend une allure
exploratoire. Le chemin de fer se faufile dans des gorges de plus en plus
étroites, suivant le cours de « la rivière du Dragon sinueux ». Le train
escalade vaillamment les coteaux, slalome à flanc de montagne, tunnels et
ouvrages d'art se succèdent. La voie ferrée traverse des villages de tribus qui
ont conservé leurs mode de vie et vêtements traditionnels. Le passage du
train est l'activité principale de la journée. Les wagons passent au raz des
maisonnettes, tellement lentement qu'il est possible de capter des bribes de
conversation, d'entendre le cliquetis des baguettes dans les bols.
Dans le train, les passagers se sont organisé une petite vie, rythmée par les
gares, les arrêts dans les villages, les lumières d'une usine en pleine
campagne. Seuls quelques voyageurs ont franchi la frontière. Quatre
étudiantes japonaises en goguette, qui restent entre elles, un intellectuel
vietnamien, silencieux depuis le début du trajet, absorbé par un énorme livre
sur la sexualité chinoise, trois hommes d'affaires chinois accompagnés d'une
belle Eurasienne, qui ont trop bu. Le visage rouge, ils veulent entraîner le chef
du wagon-restaurant à jouer aux cartes, mais ce dernier est trop occupé à
distribuer les repas. Ce soir, au menu, légumes sautés, fromage de soja,
poulet, pommes de terre cuites dans l'anis et soupe de sang de cochon caillé
!
Le crépuscule creuse l'ombre des ravins. Soudain, un vent d'excitation dans
le train : tous les passagers se précipitent aux fenêtres. Dans le lointain se
profile « Renzijiao », le pont le plus célèbre, construit au-dessus d'un couloir
vertigineux. Gorges nouées. Un soldat est en faction. Le mouvement du
moindre écrou est surveillé. Le train s'engage dans un grand élan métallique.
Chacun retient sa respiration, comme pour alléger la fonte. Par la fenêtre on
n'aperçoit que le vide, et un torrent qui court au milieu des rochers quelques
centaines de mètres plus bas. Ouf ! le pont est passé. Une envie de bière
fraîche...
Somnolence. La nuit, la bière, le mouvement du train, les longs sifflements
une fois encore... Dans quelques heures, au réveil, ce sera l'arrivée à
Kunming
Par Caroline Puel - Le Point, le 23 Mars 2001.
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