Le train à remonter le temps
De Hanoi, au Vietnam, jusqu'à Kunming, en Chine, le petit train
construit par les Français continue de sillonner des paysages magnifiques.
Trois jours à la vitesse d'un tortillard sous les auspices de Paul Doumer
et de Lucien Bodard pour rallier la capitale vietnamienne à celle du
Yunnan. Récit de voyage.
" Full ". Avec le regard et le ton de voix, ça veut dire : " Je vous ai
déjà dit que c'était complet, inutile d'insister davantage. "
Cela fait trois ans que j'espère monter dans ce train qui relie Hanoi,
capitale du Vietnam, à Kunming, capitale du Yunnan, province du sud de la
Chine. Mais la responsable de " la réservation des billets pour les
voyageurs étrangers " de la gare de Hanoi n'a que faire de mes états d'âme.
Elle éclate de rire lorsque je lui demande à quel numéro j'aurais pu
joindre la gare pour obtenir quelques infos.
Ainsi, jusqu'au dernier moment, ce train restera enveloppé de mystère. Un
trajet de vingt-cinq heures. Des paysages époustouflants, paraît-il. Le
pays des minorités chinoises. Et surtout un mythe de la France coloniale
inauguré en 1910. Pensé et financé par des Français ; construit par des
milliers de coolies chinois. Pas moins de 250 ponts et tunnels pour
escalader le formidable plateau du Yunnan. Des matériaux transportés à dos
d'hommes par une piste au nom évocateur : les 10 000 escaliers !
Une histoire ? Des hommes ? Des paysages ? Tout ce qu'il faut pour attirer
les touristes. · leur intention, les autorités chinoises et vietnamiennes
ont mis à profit la réouverture de leur frontière pour rétablir le train "
international " qui relie Hanoi à Kunming. Celui qui va partir ce soir...
Sans moi !
Puisque l'international m'échappe, je tente le train local. " Full ". "
Aussi ! " " Heu !... et demain... ? " hasardais-je très poliment. " Fu...
Ah non ! Il reste une place " Pour un peu je l'aurais embrassée. Elle a dû
s'en douter car elle me fait un taux de change meurtrier. Avec mille
courbettes, je quitte le guichet, en tenant à deux mains le précieux billet
qui va transporter ma misérable personne. Comme au début du siècle, il me
faudra trois jours pour arriver à Kunming au lieu d'une journée. Voilà tout
!
21 heures. Les employés sont en train d'ouvrir les portes d'accès au quai
lorsque j'arrive. Un gros serpent de métal est assoupi tout au bout de la
ligne. · peine un quai. Trois lampadaires et les étoiles. Très vite la
colonne des voyageurs s'étire dans la nuit. Devant, on court pour atteindre
au plus vite les compartiments assis non numérotés. Planches en bois et
angles droits : dans de telles conditions, c'est déjà un luxe de voyager à
côté de la fenêtre ! Derrière, on prend son temps. Les couchettes sont
numérotées. En bois, elles aussi. Une charmante treille en aluminium fait
semblant de séparer le compartiment du couloir en laissant entrer bruit,
lumière et fumées. Sur l'extérieur, de vicieuses fenêtres s'obstinent à
rester coincées à 60 centimètres du sol. Elles sont de plus défendues par
un épais grillage qui les rend aussi transparentes qu'un soupirail.
Officiellement, pour éviter que les enfants ne jettent des pierres dans les
carreaux. Officieusement, pour prévenir les vols nocturnes depuis
l'extérieur.
Tout cela se met en branle à l'heure dite. Commence alors un long
plan-séquence du Hanoi intime. Aux pièces minuscules où l'on s'entasse à
quatre, huit ou dix, succèdent d'immenses salons déserts et violemment
éclairés. Un maelström de crasse et de modernité. Presque partout la télé
est allumée.
Tout à coup, un rugissement de métal. Tout tremble, crisse et résonne,
comme dans les vieux métros parisiens : le pont Paul-Doumer. Longue
construction rivetée, typique des années Eiffel. Il a été rebaptisé depuis
la révolution, mais le nom de Paul Doumer reste indissociable de cette
ligne. Gouverneur général de l'Indochine de 1897 à 1902, il l'a pensée,
voulue, créée. Elle devait permettre à la France qui venait de reprendre en
main sa colonie indochinoise d'étendre son influence sur le Yunnan voisin.
Grâce à elle, on pourrait faire monter rapidement des soldats pour mater
les rébellions. On pourrait également faire redescendre les principales
richesses de cette région désolée : l'étain et l'opium. Doumer avait en
effet créé en 1899 une très officielle Régie de l'opium qui finira par
assurer un cinquième du budget de l'Indochine. Le pavot appréciait, et
apprécie toujours, le climat et le relief yunnanais. Retombée de cette
industrie, un quart de la population de cette région était opiomane en
1920.
Le grondement n'en finit pas. Pour traverser la rivière Rouge, ce pont
mesure pas moins de mille six cents mètres. Mais curieusement, malgré sa
longueur, les avions américains n'ont jamais réussi à le détruire
complètement. De jour, on distingue encore des impacts d'obus sur sa
carcasse.
· l'intérieur, le compartiment s'organise. Légers ronflements sur les
couchettes supérieures. Sur celle du milieu, une mère essaie de se faire
une place entre ses deux filles. En dessous, un jeune militaire fume assis
dans le noir. La musique un peu martiale des haut-parleurs s'arrête enfin.
Le roulement chuintant des vieux trains prend la relève et berce le
voyageur au rythme régulier des changements de rails.
Au réveil : des courbatures et une aube triste. Un ciel couleur de glaise,
de vagues collines noyées de végétation. Où sont donc les paysages tant
vantés ? En fait, jusqu'à la ville frontière de Lao Cai, le train se
contente de suivre paresseusement le cours du fleuve Rouge.
· Lao Cai, un de ses affluents marque la limite entre Chine et Vietnam. En
face, la ville chinoise de Hékou. Entre les deux, un pont, comme un trait
d'union entre les deux voisins communistes. Jusqu'au milieu des années
quatre-vingt-dix, c'était plutôt un pointillé. Les militaires envoyés par
Deng Xiaoping en 1979, soi-disant pour punir l'invasion du Cambodge,
l'avaient fait sauter en partant. Ils avaient pris le soin avant de raser
Lao Cai jusqu'au sol. Au malheureux voyageur qui chercherait un peu de
compagnie dans cette ville sans charme et sans histoire, je recommande la
chambre 34 de l'hôtel Rivière rouge. Elle a un superbe essaim de guêpes
maçonnes dans la salle de bain ! " Oui, mais elle a vue sur le pont "
s'exclame la tenancière en pouffant de rire.
C'est effectivement sa principale attraction.
Dès la pointe du jour, une foule de piétons attend, avec le calme des
habitués, que la frontière daigne ouvrir. Le pont n'est franchissable qu'à
pied ou en vélo. Même les voyageurs du soi-disant train international sont
obligés de le traverser en marchant. Du coup, tout ce qui passerait
normalement à l'arrière d'un camion doit être convoyé d'un côté à l'autre
de la frontière... à vélo ! Si l'on peut encore appeler vélo ces engins
sans selle ni guidon, flanqués de deux grosses palettes en bambou. Retenues
par des chaînes, elles peuvent se déployer pour former un plateau de deux
mètres carrés. Pour l'instant elles sont repliées car l'essentiel du trafic
se fait dans le sens Chine-Vietnam. De l'autre côté, je verrai un équipage
empiler 28 cartons pesés devant moi : 35 kg chacun. Soit près d'une tonne
en équilibre sur deux pneus ! Et l'on s'étonne que ce peuple ait réussi à
amener des canons à Diên Biên Phu !
Sans être franchement palpitante, Hékou a au moins le mérite de ressembler
à peu près à une ville. Le soir, sa rue principale plantée d'arbres se
transforme en promenade familiale sous les guirlandes lumineuses et les
lanternes rouges traditionnelles. Noël sous les tropiques. Les berges du
fleuve sont un peu moins bon enfant. Des adolescentes ficelées à la
dernière mode de Hong Kong montent et redescendent... Sous le regard
vigilant d'un " protecteur " en tongs qui vient de temps en temps leur
donner des consignes.
Il pleut sur Hékou ce matin, mais c'est égal. Voici enfin le formidable
petit train du Yunnan. Dans la grisaille du ciel et du quai, il a l'éclat
d'un jouet neuf. Sept petits wagons briqués comme à la parade : orange,
vert, bleu. Leurs flancs sont rehaussés d'élégants liserés blancs, avec à
chaque extrémité une plaque rebondie : Hékou-Kaiyuan. Cette ville
intermédiaire n'est qu'à 200 kilomètres mais il faudra dix heures à cette
brave loco pour l'atteindre. Les wagons sont assez étroits car ils roulent
sur des rails écartés d'un mètre seulement. Mais que de peine pour chaque
centimètre de cette largeur !
· l'intérieur, les fenêtres sont à taille humaine, les sièges droits mais
rembourrés, l'ensemble plutôt lumineux. Pour égayer encore l'atmosphère,
sept petits ventilateurs accomplissent au plafond un gracieux ballet tandis
que les haut-parleurs diffusent une musique traditionnelle chinoise.
Contrairement au train précédent, ce n'est pas la cohue. Les voyageurs "
sérieux " préfèrent prendre le bus pour rejoindre Kaiyuan en cinq heures
seulement. On ne prend ce train que pour une poignée de stations afin de
visiter un parent, d'atteindre un marché ou d'aller vendre sa récolte. Je
serai le seul à faire le trajet jusqu'au bout. Si l'on excepte Madame
Dragon.
Chaque voiture est sous la responsabilité d'un agent attitré. Il attend les
voyageurs au garde à vous à l'ombre d'une casquette de dictateur
sud-américain. Ma responsable a probablement dû faire un stage là-bas avant
d'être autorisée à régenter sa voiture. Silhouette lourde, visage épais,
des sourcils épilés et peints. Sa bouche crispée en accent circonflexe ne
s'ouvre que pour manger, bailler et brailler. Son territoire est marqué par
un linge gris soigneusement déplié sur la banquette de gauche. Détail qui a
son importance : c'est le côté le plus scénique. Je choisis l'autre
évidemment. Mais puisque personne n'ose s'asseoir en face de ce dragon, je
pourrai cette fois-ci rattraper mon erreur.
Commence alors un long compagnonnage entre le train et la rivière Nanxi-He.
Les ingénieurs français durent en effet abandonner à cet endroit le lit de
la rivière Rouge pour suivre le tracé capricieux de cet affluent. C'était
le seul moyen pour que des locomotives à vapeur puissent gravir les
contreforts du Yunnan.
Pour l'instant, nous louvoyons encore à 30 km/h dans une végétation
exubérante de fond de vallée. Régulièrement des travaux obligent à
ralentir. Les anciennes traverses en bois, dont un bon nombre doivent être
d'origine, sont progressivement remplacées par des traverses en fer. Un
travail de forçat accompli par des dizaines d'hommes à moitié nus, trempés
de sueur et le regard vide. Vague échantillon de la somme d'efforts
incroyable qu'a exigés cette ligne impossible.
Le journaliste Lucien Bodard rapporte ainsi le récit de son père, consul de
France à Kunming dans les années vingt : " Quel travail aussi ! Il a fallu
d'abord explorer. Là où s'étendait la jungle, il a été nécessaire de la
raser pour arriver à distinguer quelque chose. Mais c'est surtout l'univers
vertical de la Namty (l'ancien nom de la Nanxi-He) qui, pour ces pionniers,
a été une épreuve surhumaine. La première colonne, avec ses ingénieurs et
ses coolies qui devaient tout apporter, a dû tailler sur chaque flanc, à la
pelle et à la pioche, un chemin accroché à l'abîme. Chaque pas pouvait être
une chute. (...) Plus de la moitié de ces Blancs-là sont morts... "
De chaque côté de la Nanxi-He, les pentes sont habillées de terrasses. Au
fur et à mesure que nous progressons, les pentes se relèvent au point de
transformer la vallée en goulet. Même les terrasses ne parviennent plus à
s'y accrocher. On voit pourtant encore des paysans occupés à faire pousser
des pieds de maïs et des plantes persistantes. Lorsqu'ils travaillent, le
dénivelé est tellement fort que les pieds du premier semblent flotter sur
la tête de celui qui le suit. C'est le surpeuplement qui motive cet
acharnement agricole. Le Yunnan a toujours été une terre de refuge pour les
peuples persécutés, les minorités qui refusaient de s'intégrer. Loi
universelle : les derniers arrivés devaient se contenter des terres les
moins accessibles.
Il ne s'écoule jamais plus de vingt minutes entre chaque station. Dans les
plus grosses, des fermiers essaient de vendre leur production : bananes,
oufs durs, maïs bouillis. Ceux-ci sont examinés très méticuleusement par
les acheteurs qui en tripotent dix avant d'en choisir un.
Petit à petit, le train " décolle " du fond de la vallée. Très lentement il
s'accroche à la montagne et s'élève sur une pente encore douce. Les ponts
se multiplient au-dessus des torrents. La population du wagon change
progressivement. Pieds boueux et vêtements de travail, la campagne envahit
le train. Au lieu de sacs, les nouveaux venus charrient des panières
remplies de légumes. De plus en plus, les femmes portent le costume coloré
des minorités Miao, l'ethnie dominante dans cette région. Une débauche
Technicolor de couleurs et de rayures : rose, blanc, orange fluo, violet.
Leurs jupes aux " cents plis " tombent sur bandes molletières, elles aussi
décorées. Certaines de ces tenues sont dans un état de propreté qui force
l'admiration, étant donné l'univers boueux dans lequel elles évoluent. De
larges bijoux en argent pendent à leurs oreilles. Sur la tête, des
coiffures plus ou moins savantes. Le plus souvent un fichu un peu
travaillé. Mais nous verrons également monter une véritable princesse avec
sa couronne de perles qui tinte au rythme de ses gracieux mouvements. Pays
des ethnies, le Yunnan abrite la moitié des cinquante-six minorités
chinoises recensées. Les Miao ont traditionnellement donné du fil à
retordre au gouvernement chinois. L'histoire de la province raconte leurs
révoltes écrasées de plus en plus violemment par le pouvoir central. La
répression de 1860 n'aurait laissé vivant qu'un Miao sur dix.
Pour l'instant, leurs descendants se dépêchent de monter, de peur de ne
pouvoir charger toutes leurs marchandises. Fasciné par le spectacle, je
réalise tardivement qu'ont fleuri autour de moi des boîtes-repas en
polystyrène blanc. Tout le wagon est occupé à dévorer. Cuisine yunnanaise
typique : riz, légumes, piment. Une faim de loup. Je remonte rapidement
vers l'avant du train pour tenter d'attraper quelque chose. Au moment de
passer entre deux voitures, je butte sur un énorme cochon gris et me sens
subitement moins loup. Derrière, son grand frère est coincé dans l'allée
des voyageurs et hurle tout son chinois pendant que son propriétaire tente
de l'extraire par les pattes de derrière. Tout le monde est hilare.
Partis du point le plus bas du Yunnan (Hékou est à 76 mètres d'altitude),
nous sommes maintenant entre 1 000 et 1 500 mètres. L'ascension continue :
la ligne culmine à 2000 mètres. Le paysage devient de plus en plus sauvage.
La rivière tortille ses méandres de boue quelques centaines de mètres en
dessous. Au-dessus de nous, un cortège de nuages cotonneux joue avec les
sommets. Le Yunnan mérite bien son nom : " le pays au sud des nuages ".
11 h 35. Nous atteignons la gare de Wan Tang... pour n'en plus repartir !
Personne ne semble s'étonner d'un arrêt qui se prolonge. J'en déduis que
nous attendons simplement de croiser un train qui vient en sens inverse. Il
pleut. Autour des voies, rien qu'une minuscule épicerie, des toilettes
odorantes et un petit bout de quai. Les wagons se transforment en bloc de
patience. Les hommes font glouglouter doucement leurs pipes à eau.
15 heures. Arrive enfin une petite micheline de travaux sur la plate forme
de laquelle sont accroupis une dizaine d'ouvriers trempés comme des
cormorans. La micheline ne voulait plus démarrer et bloquait les voies à
quelques centaines de mètres seulement.
Mais l'attente sera récompensée. Nous attaquons la partie magistrale de ce
périple. En hors-d'ouvre, une cascade de 100 mètres qui a l'élégance de
tomber à proximité. Puis c'est un enchaînement étourdissant de tunnels.
L'arrière de notre petit train est encore dans le noir que l'avant a déjà
replongé dans un autre tunnel. Dans l'intervalle, l'oil s'affole entre le
vide et les nuages. Tous les passagers du côté gauche sont accoudés aux
fenêtres bien qu'ils aient dû voir ce spectacle plusieurs dizaines de fois.
Nous remontons la longue et déserte vallée du Beihe, un affluent de la
Nanxi-He. La locomotive semble peiner.
Tout à coup, mon dragon en uniforme se penche vers l'extérieur, visiblement
excité. Au fond de cette vallée perdue, où même les champs ont disparu, les
ingénieurs français ont déposé une petite merveille d'infrastructure : un
pont en arbalétrier. Son tablier est maintenu entre deux à-pic par des
poutres métalliques qui se fichent dans la roche à la manière d'un ciseau
ouvert. La légende veut que ce soit en laissant tomber le sien dans le
sable que l'ingénieur en chef ait eu cette géniale idée. De chaque côté, un
tunnel oblige la roche à céder le passage. " Un miracle entre deux ténèbres
" écrit Lucien Bodard.
Puis l'ascension continue en sens inverse sur l'autre versant de la
rivière. On réalise alors que cette vallée n'est en fait qu'une gigantesque
épingle à cheveux de plusieurs kilomètres (seize au total !). En contrebas
apparaît le chemin parcouru avec sa collection invraisemblable de petits
tunnels. Il a la taille d'un jouet d'enfant. Un jouet qui représentait à
l'époque une véritable prouesse technique, un pur produit de la volonté
humaine. Mais également un jouet meurtrier : 12 000 personnes, hommes et
femmes, ont laissé leur vie pour la réalisation de ce transporteur de
petits Blancs, de soldats et d'opium. Un cinquième de la main-d'ouvre
sacrifiée. Dès sa construction, le projet suscita des oppositions. ·
Kunming, le consul de France, Auguste François, ne décolérait pas contre ce
qu'il appelait une " stupidité doumérienne ".
Le comble, c'est que cette ligne ne parvint jamais à être rentable. Les
mines d'étain se révélèrent moins riches que prévu. La France dut
abandonner ses vues sur le Yunnan et la Société des nations la força à
interrompre, officiellement, son fructueux commerce de l'opium. La
Compagnie de chemin de fer essaya un moment de reconvertir le train en
attraction touristique. Mais le Yunnan, même vanté comme " le pays le plus
pittoresque du monde ", était bien trop sauvage.
Nous voici enfin sur le plateau. Les champs réapparaissent, mais notre
petit cheval de fer continue ses invraisemblables tours et détours au
milieu des collines. Nous contournons un moment le même lopin de terre
pendant cinq bonnes minutes, effectuant les trois quarts d'un large cercle.
Des villages en terre se profilent au loin, blottis et figés au flanc des
collines, isolés du monde. Les arrêts redeviennent réguliers. Parfois au
milieu de trois maisons. Un bout du monde. Mais toujours, au garde à vous :
un chef de gare ! Casquette, sifflet et les deux drapeaux réglementaires.
Quelle drôle de vie ! · l'époque de Bodard, ces petites gares étaient
administrées par des Français expatriés avec femme et enfants. Ils se
faisaient régulièrement enlever par des bandes de brigands exigeant une
rançon. De temps en temps, les bandits s'attaquaient au convoi transportant
leur paie.
Je voyage encore dans ces temps héroïques lorsqu'un gros sac de toile
bondit par la fenêtre. Un autre surgit dans le couloir. Toutes les fenêtres
sont prises d'assaut. L'attaque du train par les Miao ! Une armée de
petites bonnes femmes (1,50 m, 60) énergiques et déterminées se démène pour
farcir notre compartiment de leurs marchandises avant que le train ne
reparte.
La journée s'achève et le soleil commence à décliner. Soudain, se découpe
sur l'horizon, incongrue à cette altitude, une cheminée d'usine. C'est le
signal. Juste après, le panorama s'ouvre d'un seul coup et l'oil embrasse
une vaste plaine trouée par un lac. Pour y descendre, un immense toboggan à
flanc de montagne. Ravigoté, notre petit train se laisse glisser entre deux
rangées d'eucalyptus et épouse les virages avec volupté.
La nuit est tombée. Le train roule à plat comme un simple moyen de
transport. Le rêve est fini. Pour le prolonger quand même, je plonge dans
le bouquin de Paul Theroux : la Chine en train. Un régal. Pendant un an, il
a essayé à peu près tous les trains longue distance de la Chine, du désert
de Gobi jusqu'aux glaces de la Mandchourie. Mais celui du Yunnan lui a
échappé. En 1989, toute cette région était encore une zone sensible.
Les dames Miao commencent à s'agiter. On approche de Kaiyuan. Déplaçant un
sac, en sortant un autre, elles finissent carrément par en mettre un énorme
sur ma tablette. Dragon n'a pas vu. Elle est occupée à envoyer des coups de
serpillière dans les pieds de ses passagers pour un ménage précoce.
· la sortie de la gare, les petites dames se heurtent à un obstacle de
taille. Un clone de Dragon essaie de leur soutirer un péage pour leurs
marchandises. Elles refusent et se buttent avec sur le dos des hottes aussi
grandes et probablement aussi lourdes qu'elles. L'employée hurle, s'énerve,
et se laisse même aller à donner quelques coups. Les dames chancellent,
protestent, mais ne bougent pas. Autour, les Chinois sont au spectacle,
mi-amusés, mi-partisans. Theroux n'a pas tort d'écrire qu'ils ont tendance
à considérer les Miao comme " des animaux domestiques colorés ".
Le lendemain, je retrouve par hasard toute la bande. Elles ont déballé sur
le trottoir le contenu de leurs précieux sacs : des feuilles, des racines,
des écorces. Le fruit d'une patiente cueillette. · côté d'elles, des
rebouteux et des herboristes ont installé des stands décorés de dessins
anatomiques très suggestifs.
Entre Kaiyuan et Kunming, le trajet n'est pas déplaisant mais ce n'est pas
un vertige. Plutôt une lente remontée vers la civilisation. On voit encore
des habits ethniques mais ils ne sont plus en majorité. Les bagages sont
moins rustiques. Sur la banquette d'en face, je vois défiler un véritable
diaporama de la Chine d'aujourd'hui : couple moderne avec enfant, bien
habillé et très entouré. Jeune fille modeste vêtue avec une certaine
recherche et très maquillée. Mon anglais reste sans effet. Mais elle
souffle un malicieux " au revoir " en français en partant. Puis deux
antiques chipies aux très beaux visages qui sous leur chapeau de paysannes
se racontent des petits secrets ou bien somnolent en laissant flotter un
sourire de contentement sur leurs lèvres sans rides.
Deux heures avant d'arriver à Kunming, la première sonnerie de téléphone
portable retentit. Nous sommes à Co Ba Ken. Une vraie gare cette fois, avec
plusieurs voies, des trains en pagaille. Tout à coup, je l'aperçois,
presque à le toucher : le train international. Celui qui va rejoindre Hanoi
en vingt-cinq heures " seulement ". C'est un tortillard chinois auquel on a
accroché une voiture de première classe vietnamienne.
Notre train n'est plus seul : une ligne électrifiée toute neuve vole en
ligne droite sur des viaducs en béton et nous laisse serpenter au fond de
la vallée. Nous finissons tout de même par arriver. Mais... où est la gare
? Disparue. · sa place, une montagne d'échafaudages. C'est une manie à
Kunming, on refait tout à neuf. La petite capitale des confins chinois
s'est réveillée à l'économie de marché. Pour bien le montrer, elle fait
table rase de tout ce qui pourrait paraître vétuste. La dernière avenue
plantée de platanes (l'arbre des Français) a succombé aux bulldozers il y a
quelques années déjà. Même l'antique mosquée n'y a pas échappé. La
municipalité l'a détruite, bétonnée et carrelée sans même demander leur
avis aux musulmans pourtant installés là depuis sept cents ans. Ce sont des
Huis et ils semblent être les seuls à vouloir conserver quelques îlots du
vieux Kunming. · l'ombre de tours, monolithiques, on trouve encore de
petites allées où les maisons sont en bois, les inscriptions en arabe et la
nourriture à base de mouton.
Malgré son lifting moderne, Kunming plonge ses racines loin dans la
campagne.
Ce soir-là, près du romantique parc Cuihu, un groupe de jeunes gens
improvise une ronde villageoise au son d'une rustique guitare et de
quelques tambourins. Ils sont plutôt branchés : cheveux décolorés,
pantalons larges. Des étudiants. Tous issus des ethnies minoritaires, mais
pas toujours les mêmes. Aujourd'hui, ils fêtent leur jeunesse et leurs
origines. Demain, ils tiendront leur pupitre dans la grande partition
économique de la Chine moderne. Mais pour aller rendre visite à leurs
parents, certains de ces cadres plein d'avenir devront encore monter dans
le petit train du Yunnan, construit par les Français en 1910.
Par François Zanini - L'Humanité, le 23 Août 1999.
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