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Le train à remonter le temps

De Hanoi, au Vietnam, jusqu'à Kunming, en Chine, le petit train construit par les Français continue de sillonner des paysages magnifiques.
Trois jours à la vitesse d'un tortillard sous les auspices de Paul Doumer et de Lucien Bodard pour rallier la capitale vietnamienne à celle du Yunnan. Récit de voyage.


" Full ". Avec le regard et le ton de voix, ça veut dire : " Je vous ai déjà dit que c'était complet, inutile d'insister davantage. "
Cela fait trois ans que j'espère monter dans ce train qui relie Hanoi, capitale du Vietnam, à Kunming, capitale du Yunnan, province du sud de la Chine. Mais la responsable de " la réservation des billets pour les voyageurs étrangers " de la gare de Hanoi n'a que faire de mes états d'âme. Elle éclate de rire lorsque je lui demande à quel numéro j'aurais pu joindre la gare pour obtenir quelques infos.

Ainsi, jusqu'au dernier moment, ce train restera enveloppé de mystère. Un trajet de vingt-cinq heures. Des paysages époustouflants, paraît-il. Le pays des minorités chinoises. Et surtout un mythe de la France coloniale inauguré en 1910. Pensé et financé par des Français ; construit par des milliers de coolies chinois. Pas moins de 250 ponts et tunnels pour escalader le formidable plateau du Yunnan. Des matériaux transportés à dos d'hommes par une piste au nom évocateur : les 10 000 escaliers !
Une histoire ? Des hommes ? Des paysages ? Tout ce qu'il faut pour attirer les touristes. · leur intention, les autorités chinoises et vietnamiennes ont mis à profit la réouverture de leur frontière pour rétablir le train " international " qui relie Hanoi à Kunming. Celui qui va partir ce soir... Sans moi !

Puisque l'international m'échappe, je tente le train local. " Full ". " Aussi ! " " Heu !... et demain... ? " hasardais-je très poliment. " Fu... Ah non ! Il reste une place " Pour un peu je l'aurais embrassée. Elle a dû s'en douter car elle me fait un taux de change meurtrier. Avec mille courbettes, je quitte le guichet, en tenant à deux mains le précieux billet qui va transporter ma misérable personne. Comme au début du siècle, il me faudra trois jours pour arriver à Kunming au lieu d'une journée. Voilà tout !
21 heures. Les employés sont en train d'ouvrir les portes d'accès au quai lorsque j'arrive. Un gros serpent de métal est assoupi tout au bout de la ligne. · peine un quai. Trois lampadaires et les étoiles. Très vite la colonne des voyageurs s'étire dans la nuit. Devant, on court pour atteindre au plus vite les compartiments assis non numérotés. Planches en bois et angles droits : dans de telles conditions, c'est déjà un luxe de voyager à côté de la fenêtre ! Derrière, on prend son temps. Les couchettes sont numérotées. En bois, elles aussi. Une charmante treille en aluminium fait semblant de séparer le compartiment du couloir en laissant entrer bruit, lumière et fumées. Sur l'extérieur, de vicieuses fenêtres s'obstinent à rester coincées à 60 centimètres du sol. Elles sont de plus défendues par un épais grillage qui les rend aussi transparentes qu'un soupirail. Officiellement, pour éviter que les enfants ne jettent des pierres dans les carreaux. Officieusement, pour prévenir les vols nocturnes depuis l'extérieur.

Tout cela se met en branle à l'heure dite. Commence alors un long plan-séquence du Hanoi intime. Aux pièces minuscules où l'on s'entasse à quatre, huit ou dix, succèdent d'immenses salons déserts et violemment éclairés. Un maelström de crasse et de modernité. Presque partout la télé est allumée.
Tout à coup, un rugissement de métal. Tout tremble, crisse et résonne, comme dans les vieux métros parisiens : le pont Paul-Doumer. Longue construction rivetée, typique des années Eiffel. Il a été rebaptisé depuis la révolution, mais le nom de Paul Doumer reste indissociable de cette ligne. Gouverneur général de l'Indochine de 1897 à 1902, il l'a pensée, voulue, créée. Elle devait permettre à la France qui venait de reprendre en main sa colonie indochinoise d'étendre son influence sur le Yunnan voisin. Grâce à elle, on pourrait faire monter rapidement des soldats pour mater les rébellions. On pourrait également faire redescendre les principales richesses de cette région désolée : l'étain et l'opium. Doumer avait en effet créé en 1899 une très officielle Régie de l'opium qui finira par assurer un cinquième du budget de l'Indochine. Le pavot appréciait, et apprécie toujours, le climat et le relief yunnanais. Retombée de cette industrie, un quart de la population de cette région était opiomane en 1920.

Le grondement n'en finit pas. Pour traverser la rivière Rouge, ce pont mesure pas moins de mille six cents mètres. Mais curieusement, malgré sa longueur, les avions américains n'ont jamais réussi à le détruire complètement. De jour, on distingue encore des impacts d'obus sur sa carcasse.
· l'intérieur, le compartiment s'organise. Légers ronflements sur les couchettes supérieures. Sur celle du milieu, une mère essaie de se faire une place entre ses deux filles. En dessous, un jeune militaire fume assis dans le noir. La musique un peu martiale des haut-parleurs s'arrête enfin. Le roulement chuintant des vieux trains prend la relève et berce le voyageur au rythme régulier des changements de rails.

Au réveil : des courbatures et une aube triste. Un ciel couleur de glaise, de vagues collines noyées de végétation. Où sont donc les paysages tant vantés ? En fait, jusqu'à la ville frontière de Lao Cai, le train se contente de suivre paresseusement le cours du fleuve Rouge.
· Lao Cai, un de ses affluents marque la limite entre Chine et Vietnam. En face, la ville chinoise de Hékou. Entre les deux, un pont, comme un trait d'union entre les deux voisins communistes. Jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix, c'était plutôt un pointillé. Les militaires envoyés par Deng Xiaoping en 1979, soi-disant pour punir l'invasion du Cambodge, l'avaient fait sauter en partant. Ils avaient pris le soin avant de raser Lao Cai jusqu'au sol. Au malheureux voyageur qui chercherait un peu de compagnie dans cette ville sans charme et sans histoire, je recommande la chambre 34 de l'hôtel Rivière rouge. Elle a un superbe essaim de guêpes maçonnes dans la salle de bain ! " Oui, mais elle a vue sur le pont " s'exclame la tenancière en pouffant de rire.
C'est effectivement sa principale attraction.

Dès la pointe du jour, une foule de piétons attend, avec le calme des habitués, que la frontière daigne ouvrir. Le pont n'est franchissable qu'à pied ou en vélo. Même les voyageurs du soi-disant train international sont obligés de le traverser en marchant. Du coup, tout ce qui passerait normalement à l'arrière d'un camion doit être convoyé d'un côté à l'autre de la frontière... à vélo ! Si l'on peut encore appeler vélo ces engins sans selle ni guidon, flanqués de deux grosses palettes en bambou. Retenues par des chaînes, elles peuvent se déployer pour former un plateau de deux mètres carrés. Pour l'instant elles sont repliées car l'essentiel du trafic se fait dans le sens Chine-Vietnam. De l'autre côté, je verrai un équipage empiler 28 cartons pesés devant moi : 35 kg chacun. Soit près d'une tonne en équilibre sur deux pneus ! Et l'on s'étonne que ce peuple ait réussi à amener des canons à Diên Biên Phu !
Sans être franchement palpitante, Hékou a au moins le mérite de ressembler à peu près à une ville. Le soir, sa rue principale plantée d'arbres se transforme en promenade familiale sous les guirlandes lumineuses et les lanternes rouges traditionnelles. Noël sous les tropiques. Les berges du fleuve sont un peu moins bon enfant. Des adolescentes ficelées à la dernière mode de Hong Kong montent et redescendent... Sous le regard vigilant d'un " protecteur " en tongs qui vient de temps en temps leur donner des consignes.
Il pleut sur Hékou ce matin, mais c'est égal. Voici enfin le formidable petit train du Yunnan. Dans la grisaille du ciel et du quai, il a l'éclat d'un jouet neuf. Sept petits wagons briqués comme à la parade : orange, vert, bleu. Leurs flancs sont rehaussés d'élégants liserés blancs, avec à chaque extrémité une plaque rebondie : Hékou-Kaiyuan. Cette ville intermédiaire n'est qu'à 200 kilomètres mais il faudra dix heures à cette brave loco pour l'atteindre. Les wagons sont assez étroits car ils roulent sur des rails écartés d'un mètre seulement. Mais que de peine pour chaque centimètre de cette largeur !

· l'intérieur, les fenêtres sont à taille humaine, les sièges droits mais rembourrés, l'ensemble plutôt lumineux. Pour égayer encore l'atmosphère, sept petits ventilateurs accomplissent au plafond un gracieux ballet tandis que les haut-parleurs diffusent une musique traditionnelle chinoise.
Contrairement au train précédent, ce n'est pas la cohue. Les voyageurs " sérieux " préfèrent prendre le bus pour rejoindre Kaiyuan en cinq heures seulement. On ne prend ce train que pour une poignée de stations afin de visiter un parent, d'atteindre un marché ou d'aller vendre sa récolte. Je serai le seul à faire le trajet jusqu'au bout. Si l'on excepte Madame Dragon.

Chaque voiture est sous la responsabilité d'un agent attitré. Il attend les voyageurs au garde à vous à l'ombre d'une casquette de dictateur sud-américain. Ma responsable a probablement dû faire un stage là-bas avant d'être autorisée à régenter sa voiture. Silhouette lourde, visage épais, des sourcils épilés et peints. Sa bouche crispée en accent circonflexe ne s'ouvre que pour manger, bailler et brailler. Son territoire est marqué par un linge gris soigneusement déplié sur la banquette de gauche. Détail qui a son importance : c'est le côté le plus scénique. Je choisis l'autre évidemment. Mais puisque personne n'ose s'asseoir en face de ce dragon, je pourrai cette fois-ci rattraper mon erreur.
Commence alors un long compagnonnage entre le train et la rivière Nanxi-He. Les ingénieurs français durent en effet abandonner à cet endroit le lit de la rivière Rouge pour suivre le tracé capricieux de cet affluent. C'était le seul moyen pour que des locomotives à vapeur puissent gravir les contreforts du Yunnan.

Pour l'instant, nous louvoyons encore à 30 km/h dans une végétation exubérante de fond de vallée. Régulièrement des travaux obligent à ralentir. Les anciennes traverses en bois, dont un bon nombre doivent être d'origine, sont progressivement remplacées par des traverses en fer. Un travail de forçat accompli par des dizaines d'hommes à moitié nus, trempés de sueur et le regard vide. Vague échantillon de la somme d'efforts incroyable qu'a exigés cette ligne impossible.
Le journaliste Lucien Bodard rapporte ainsi le récit de son père, consul de France à Kunming dans les années vingt : " Quel travail aussi ! Il a fallu d'abord explorer. Là où s'étendait la jungle, il a été nécessaire de la raser pour arriver à distinguer quelque chose. Mais c'est surtout l'univers vertical de la Namty (l'ancien nom de la Nanxi-He) qui, pour ces pionniers, a été une épreuve surhumaine. La première colonne, avec ses ingénieurs et ses coolies qui devaient tout apporter, a dû tailler sur chaque flanc, à la pelle et à la pioche, un chemin accroché à l'abîme. Chaque pas pouvait être une chute. (...) Plus de la moitié de ces Blancs-là sont morts... "

De chaque côté de la Nanxi-He, les pentes sont habillées de terrasses. Au fur et à mesure que nous progressons, les pentes se relèvent au point de transformer la vallée en goulet. Même les terrasses ne parviennent plus à s'y accrocher. On voit pourtant encore des paysans occupés à faire pousser des pieds de maïs et des plantes persistantes. Lorsqu'ils travaillent, le dénivelé est tellement fort que les pieds du premier semblent flotter sur la tête de celui qui le suit. C'est le surpeuplement qui motive cet acharnement agricole. Le Yunnan a toujours été une terre de refuge pour les peuples persécutés, les minorités qui refusaient de s'intégrer. Loi universelle : les derniers arrivés devaient se contenter des terres les moins accessibles.
Il ne s'écoule jamais plus de vingt minutes entre chaque station. Dans les plus grosses, des fermiers essaient de vendre leur production : bananes, oufs durs, maïs bouillis. Ceux-ci sont examinés très méticuleusement par les acheteurs qui en tripotent dix avant d'en choisir un.

Petit à petit, le train " décolle " du fond de la vallée. Très lentement il s'accroche à la montagne et s'élève sur une pente encore douce. Les ponts se multiplient au-dessus des torrents. La population du wagon change progressivement. Pieds boueux et vêtements de travail, la campagne envahit le train. Au lieu de sacs, les nouveaux venus charrient des panières remplies de légumes. De plus en plus, les femmes portent le costume coloré des minorités Miao, l'ethnie dominante dans cette région. Une débauche Technicolor de couleurs et de rayures : rose, blanc, orange fluo, violet. Leurs jupes aux " cents plis " tombent sur bandes molletières, elles aussi décorées. Certaines de ces tenues sont dans un état de propreté qui force l'admiration, étant donné l'univers boueux dans lequel elles évoluent. De larges bijoux en argent pendent à leurs oreilles. Sur la tête, des coiffures plus ou moins savantes. Le plus souvent un fichu un peu travaillé. Mais nous verrons également monter une véritable princesse avec sa couronne de perles qui tinte au rythme de ses gracieux mouvements. Pays des ethnies, le Yunnan abrite la moitié des cinquante-six minorités chinoises recensées. Les Miao ont traditionnellement donné du fil à retordre au gouvernement chinois. L'histoire de la province raconte leurs révoltes écrasées de plus en plus violemment par le pouvoir central. La répression de 1860 n'aurait laissé vivant qu'un Miao sur dix.

Pour l'instant, leurs descendants se dépêchent de monter, de peur de ne pouvoir charger toutes leurs marchandises. Fasciné par le spectacle, je réalise tardivement qu'ont fleuri autour de moi des boîtes-repas en polystyrène blanc. Tout le wagon est occupé à dévorer. Cuisine yunnanaise typique : riz, légumes, piment. Une faim de loup. Je remonte rapidement vers l'avant du train pour tenter d'attraper quelque chose. Au moment de passer entre deux voitures, je butte sur un énorme cochon gris et me sens subitement moins loup. Derrière, son grand frère est coincé dans l'allée des voyageurs et hurle tout son chinois pendant que son propriétaire tente de l'extraire par les pattes de derrière. Tout le monde est hilare.

Partis du point le plus bas du Yunnan (Hékou est à 76 mètres d'altitude), nous sommes maintenant entre 1 000 et 1 500 mètres. L'ascension continue : la ligne culmine à 2000 mètres. Le paysage devient de plus en plus sauvage. La rivière tortille ses méandres de boue quelques centaines de mètres en dessous. Au-dessus de nous, un cortège de nuages cotonneux joue avec les sommets. Le Yunnan mérite bien son nom : " le pays au sud des nuages ".
11 h 35. Nous atteignons la gare de Wan Tang... pour n'en plus repartir ! Personne ne semble s'étonner d'un arrêt qui se prolonge. J'en déduis que nous attendons simplement de croiser un train qui vient en sens inverse. Il pleut. Autour des voies, rien qu'une minuscule épicerie, des toilettes odorantes et un petit bout de quai. Les wagons se transforment en bloc de patience. Les hommes font glouglouter doucement leurs pipes à eau.
15 heures. Arrive enfin une petite micheline de travaux sur la plate forme de laquelle sont accroupis une dizaine d'ouvriers trempés comme des cormorans. La micheline ne voulait plus démarrer et bloquait les voies à quelques centaines de mètres seulement.
Mais l'attente sera récompensée. Nous attaquons la partie magistrale de ce périple. En hors-d'ouvre, une cascade de 100 mètres qui a l'élégance de tomber à proximité. Puis c'est un enchaînement étourdissant de tunnels. L'arrière de notre petit train est encore dans le noir que l'avant a déjà replongé dans un autre tunnel. Dans l'intervalle, l'oil s'affole entre le vide et les nuages. Tous les passagers du côté gauche sont accoudés aux fenêtres bien qu'ils aient dû voir ce spectacle plusieurs dizaines de fois. Nous remontons la longue et déserte vallée du Beihe, un affluent de la Nanxi-He. La locomotive semble peiner.

Tout à coup, mon dragon en uniforme se penche vers l'extérieur, visiblement excité. Au fond de cette vallée perdue, où même les champs ont disparu, les ingénieurs français ont déposé une petite merveille d'infrastructure : un pont en arbalétrier. Son tablier est maintenu entre deux à-pic par des poutres métalliques qui se fichent dans la roche à la manière d'un ciseau ouvert. La légende veut que ce soit en laissant tomber le sien dans le sable que l'ingénieur en chef ait eu cette géniale idée. De chaque côté, un tunnel oblige la roche à céder le passage. " Un miracle entre deux ténèbres " écrit Lucien Bodard.

Puis l'ascension continue en sens inverse sur l'autre versant de la rivière. On réalise alors que cette vallée n'est en fait qu'une gigantesque épingle à cheveux de plusieurs kilomètres (seize au total !). En contrebas apparaît le chemin parcouru avec sa collection invraisemblable de petits tunnels. Il a la taille d'un jouet d'enfant. Un jouet qui représentait à l'époque une véritable prouesse technique, un pur produit de la volonté humaine. Mais également un jouet meurtrier : 12 000 personnes, hommes et femmes, ont laissé leur vie pour la réalisation de ce transporteur de petits Blancs, de soldats et d'opium. Un cinquième de la main-d'ouvre sacrifiée. Dès sa construction, le projet suscita des oppositions. · Kunming, le consul de France, Auguste François, ne décolérait pas contre ce qu'il appelait une " stupidité doumérienne ".
Le comble, c'est que cette ligne ne parvint jamais à être rentable. Les mines d'étain se révélèrent moins riches que prévu. La France dut abandonner ses vues sur le Yunnan et la Société des nations la força à interrompre, officiellement, son fructueux commerce de l'opium. La Compagnie de chemin de fer essaya un moment de reconvertir le train en attraction touristique. Mais le Yunnan, même vanté comme " le pays le plus pittoresque du monde ", était bien trop sauvage.

Nous voici enfin sur le plateau. Les champs réapparaissent, mais notre petit cheval de fer continue ses invraisemblables tours et détours au milieu des collines. Nous contournons un moment le même lopin de terre pendant cinq bonnes minutes, effectuant les trois quarts d'un large cercle.
Des villages en terre se profilent au loin, blottis et figés au flanc des collines, isolés du monde. Les arrêts redeviennent réguliers. Parfois au milieu de trois maisons. Un bout du monde. Mais toujours, au garde à vous : un chef de gare ! Casquette, sifflet et les deux drapeaux réglementaires. Quelle drôle de vie ! · l'époque de Bodard, ces petites gares étaient administrées par des Français expatriés avec femme et enfants. Ils se faisaient régulièrement enlever par des bandes de brigands exigeant une rançon. De temps en temps, les bandits s'attaquaient au convoi transportant leur paie.
Je voyage encore dans ces temps héroïques lorsqu'un gros sac de toile bondit par la fenêtre. Un autre surgit dans le couloir. Toutes les fenêtres sont prises d'assaut. L'attaque du train par les Miao ! Une armée de petites bonnes femmes (1,50 m, 60) énergiques et déterminées se démène pour farcir notre compartiment de leurs marchandises avant que le train ne reparte.

La journée s'achève et le soleil commence à décliner. Soudain, se découpe sur l'horizon, incongrue à cette altitude, une cheminée d'usine. C'est le signal. Juste après, le panorama s'ouvre d'un seul coup et l'oil embrasse une vaste plaine trouée par un lac. Pour y descendre, un immense toboggan à flanc de montagne. Ravigoté, notre petit train se laisse glisser entre deux rangées d'eucalyptus et épouse les virages avec volupté.
La nuit est tombée. Le train roule à plat comme un simple moyen de transport. Le rêve est fini. Pour le prolonger quand même, je plonge dans le bouquin de Paul Theroux : la Chine en train. Un régal. Pendant un an, il a essayé à peu près tous les trains longue distance de la Chine, du désert de Gobi jusqu'aux glaces de la Mandchourie. Mais celui du Yunnan lui a échappé. En 1989, toute cette région était encore une zone sensible.
Les dames Miao commencent à s'agiter. On approche de Kaiyuan. Déplaçant un sac, en sortant un autre, elles finissent carrément par en mettre un énorme sur ma tablette. Dragon n'a pas vu. Elle est occupée à envoyer des coups de serpillière dans les pieds de ses passagers pour un ménage précoce.

· la sortie de la gare, les petites dames se heurtent à un obstacle de taille. Un clone de Dragon essaie de leur soutirer un péage pour leurs marchandises. Elles refusent et se buttent avec sur le dos des hottes aussi grandes et probablement aussi lourdes qu'elles. L'employée hurle, s'énerve, et se laisse même aller à donner quelques coups. Les dames chancellent, protestent, mais ne bougent pas. Autour, les Chinois sont au spectacle, mi-amusés, mi-partisans. Theroux n'a pas tort d'écrire qu'ils ont tendance à considérer les Miao comme " des animaux domestiques colorés ".
Le lendemain, je retrouve par hasard toute la bande. Elles ont déballé sur le trottoir le contenu de leurs précieux sacs : des feuilles, des racines, des écorces. Le fruit d'une patiente cueillette. · côté d'elles, des rebouteux et des herboristes ont installé des stands décorés de dessins anatomiques très suggestifs.

Entre Kaiyuan et Kunming, le trajet n'est pas déplaisant mais ce n'est pas un vertige. Plutôt une lente remontée vers la civilisation. On voit encore des habits ethniques mais ils ne sont plus en majorité. Les bagages sont moins rustiques. Sur la banquette d'en face, je vois défiler un véritable diaporama de la Chine d'aujourd'hui : couple moderne avec enfant, bien habillé et très entouré. Jeune fille modeste vêtue avec une certaine recherche et très maquillée. Mon anglais reste sans effet. Mais elle souffle un malicieux " au revoir " en français en partant. Puis deux antiques chipies aux très beaux visages qui sous leur chapeau de paysannes se racontent des petits secrets ou bien somnolent en laissant flotter un sourire de contentement sur leurs lèvres sans rides.

Deux heures avant d'arriver à Kunming, la première sonnerie de téléphone portable retentit. Nous sommes à Co Ba Ken. Une vraie gare cette fois, avec plusieurs voies, des trains en pagaille. Tout à coup, je l'aperçois, presque à le toucher : le train international. Celui qui va rejoindre Hanoi en vingt-cinq heures " seulement ". C'est un tortillard chinois auquel on a accroché une voiture de première classe vietnamienne.
Notre train n'est plus seul : une ligne électrifiée toute neuve vole en ligne droite sur des viaducs en béton et nous laisse serpenter au fond de la vallée. Nous finissons tout de même par arriver. Mais... où est la gare ? Disparue. · sa place, une montagne d'échafaudages. C'est une manie à Kunming, on refait tout à neuf. La petite capitale des confins chinois s'est réveillée à l'économie de marché. Pour bien le montrer, elle fait table rase de tout ce qui pourrait paraître vétuste. La dernière avenue plantée de platanes (l'arbre des Français) a succombé aux bulldozers il y a quelques années déjà. Même l'antique mosquée n'y a pas échappé. La municipalité l'a détruite, bétonnée et carrelée sans même demander leur avis aux musulmans pourtant installés là depuis sept cents ans. Ce sont des Huis et ils semblent être les seuls à vouloir conserver quelques îlots du vieux Kunming. · l'ombre de tours, monolithiques, on trouve encore de petites allées où les maisons sont en bois, les inscriptions en arabe et la nourriture à base de mouton.

Malgré son lifting moderne, Kunming plonge ses racines loin dans la campagne.
Ce soir-là, près du romantique parc Cuihu, un groupe de jeunes gens improvise une ronde villageoise au son d'une rustique guitare et de quelques tambourins. Ils sont plutôt branchés : cheveux décolorés, pantalons larges. Des étudiants. Tous issus des ethnies minoritaires, mais pas toujours les mêmes. Aujourd'hui, ils fêtent leur jeunesse et leurs origines. Demain, ils tiendront leur pupitre dans la grande partition économique de la Chine moderne. Mais pour aller rendre visite à leurs parents, certains de ces cadres plein d'avenir devront encore monter dans le petit train du Yunnan, construit par les Français en 1910.

Par François Zanini - L'Humanité, le 23 Août 1999.



Bravo à François Zanini pour son reportage sur " le train à remonter le temps " publié dans l'Huma hebdo des 21 et 22 août. Ayant eu l'occasion de traverser le Vietnam en train, j'ai ressenti dans cet article toutes les sensations qu'a pu procurer cette expérience formidable.

Voyage certes épuisant dans un train poussif roulant entre 25 et 30 km/h, sans confort, surchargé et enveloppé d'une chaleur écrasante, mais sûrement le meilleur moyen pour découvrir le peuple vietnamien. Les scènes auxquelles on assiste dans les wagons défient l'imagination. Les compartiments, conçus pour quatre à six personnes, sont remplis d'hommes, de femmes et d'enfants suspendus dans des hamacs ou pelotonnés dans le moindre espace libre. Les couloirs sont transformés en un véritable parcours du combattant avec leurs vendeurs ambulants qui proposent aux voyageurs soupes, eau chaude, pipes de tabac... Que le train s'immobilise en rase campagne ou près d'un village, il est pris d'assaut par ces marchands ambulants...

Au moment du coucher, comme le note l'auteur de l'article, il est impératif de verrouiller les fenêtres - véritables guillotines pour les imprudents - et les portes afin de ne pas recevoir de pierres ou laisser entrer des passagers clandestins. Au petit matin, un employé dépose dans chaque compartiment un seau d'eau permettant à chacun de se laver... Pour traverser le Vietnam de Hô Chi Minh-Ville à Lao Cai, soit 1 850 kilomètres, il faut compter pas moins de soixante heures. Mais quelle partie de plaisir ! Je conseille à tous de vivre cette fabuleuse expérience !

Frédéric Hardy, Amiens (80)