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Soupçons sur la «potion miracle» pour toxicomanes

L'Heantos avait obtenu le soutien d'une agence de l'ONU et du gouvernement.

Après la mort d'un patient, l'inventeur du produit est mis en cause.


A entendre les autorités vietnamiennes et les officiels du Programme de développement mondial des Nations unies (PAM), rencontrés voilà quelques mois à Hanoi, le Viêt-nam pouvait s'enorgueillir d'une découverte scientifique très prometteuse : un médicament composé de 13 herbes médicinales baptisé Heantos, capable de guérir tous les cas d'accoutumance à la drogue en l'espace de quelques jours.

L'agence des Nations unies, qui a affecté un budget de 400 000 dollars (2,3 millions de francs) à un projet de recherche sur les propriétés de ce cocktail miraculeux, avait alors organisé un voyage de presse et une rencontre avec l'inventeur de l'Heantos, Tran Khuong Dan, médecin traditionnel de son état, nous disait-on. Le voyage était destiné à dissiper un scepticisme somme toute naturel quant au potentiel extraordinaire du médicament en question ; il visait par la même occasion à montrer que les fonds attribués par les Nations unies servaient des projets réellement utiles aux pays en développement.

Plusieurs cliniques. Celui-ci, qui s'avéra d'emblée peu crédible, l'est moins encore depuis jeudi avec la décision surprise du ministère vietnamien de la Santé de suspendre Tran suite au décès d'un de ses patients dans une de ses cliniques privées où est dispensé l'Heantos. Celui que le PAM présentait comme le «docteur Tran» s'avérerait, aux dires du même ministère, ne pas être un médecin qualifié... Alors, les Nations unies se sont-elles laissé abuser par un charlatan ? Ou les gains potentiellement faramineux que pourrait rapporter l'Heantos sur le marché mondial (si tant est qu'un jour, comme le souhaite le PAM, l'efficacité de l'Heantos soit internationalement établie) ont-ils incité certains responsables vietnamiens à mettre hors jeu son inventeur ?

A en croire le ministère de la Santé, Tran aurait «abusé de la médecine pour de l'argent». On ignore certes encore si ces accusations sont fondées. «Tout ce qu'on sait, expliquait-on vendredi au bureau des Nations unies à Hanoi, c'est qu'il possédait plusieurs cliniques privées, ce qui est illégal au Viêt-nam.»

L'Heantos, inventé en 1990, est pourtant pris très au sérieux par les scientifiques vietnamiens. Ils affirment avoir testé «scientifiquement» ce médicament, dont ils tirent un bilan très positif. «4 000 toxicomanes s'adonnant à l'héroïne, à l'opium et, dans une moindre mesure, à la cocaïne ont été traités entre 1990 et 1997», nous déclarait en juin le docteur Tran Manh Tuan, l'un des responsables du programme Heantos. Le produit «est parvenu à désintoxiquer pratiquement tous les patients et à éliminer les symptômes d'état de manque à l'issue d'un traitement de cinq à sept jours».

Ces «résultats» ont attiré l'attention du Programme de développement des Nations unies (UNDP) — qui a donc mis sur pied en mai un projet d'un montant de 400 000 dollars sur huit mois visant à «établir les conditions scientifiques pour l'usage national et international» de l'Heantos. L'UNDP dit collaborer avec le gouvernement vietnamien et l'école de médecine de l'université John-Hopkins (Etats-Unis) en vue d'«étudier l'efficacité» du remède. Pour l'UNDP, ce médicament pourrait avoir de «profondes implications pour le traitement de la toxicomanie au Viêt-nam, aux Etats-Unis et dans le reste du monde».

Les cliniques de traitement visitées avec les officiels des Nations unies paraissaient effectivement donner des résultats surprenants. Dans un petit centre de réhabilitation d'une dizaine de lits situé dans un quartier pauvre de Hanoi, Ngoc Anh, 23 ans, se tord sur son lit, à côté de cinq autres jeunes dans son cas. Il se donne des coups de poing sur les cuisses, se renverse violemment la tête en arrière, crache de la glaire. «Des symptômes évidents de l'état de manque», constate le docteur Trinh Xuan Tu, qui dirige l'établissement. A demi hagard, Ngoc Anh explique qu'il vient d'arriver au centre. On ne lui a encore rien administré. «Je me suis piqué pour la dernière fois il y a six heures, alors, normalement, c'est l'heure de mon shoot», dit-il. Le docteur lui donne quelques gélules qu'il avale avec un verre d'eau. Dix minutes plus tard, les maux de tête et la douleur qui lui tordait l'estomac ont cessé. Interrogé, Ngoc Anh dit ne pas ressentir le sevrage.

«Vous voyez, avec l'Heantos, ça marche à tous les coups», lâche, enthousiaste, le docteur Trinh. «En cinq jours, tous nos patients sont traités.» Une affirmation que semble confirmer l'état de l'une des patientes, une jeune femme d'une vingtaine d'années, absorbée dans la lecture d'un journal. «Je me sens beaucoup mieux que lorsque j'ai été internée, la semaine dernière... Je suis en pleine forme.» Pendant quatre ans, celle-ci a «chassé le dragon» (méthode consistant à inhaler les vapeurs d'héroïne que l'on brûle), en se procurant l'argent nécessaire où elle le pouvait, souvent dans le portefeuille de ses parents, avoue-t-elle. «Beaucoup de jeunes se droguent à Hanoi, dit-elle. Mes quatres meilleures amies sont accro... Je vais leur conseiller l'Heantos.»

«Pas d'effets secondaires». L'Heantos, nous expliquait cet été à Hanoi son inventeur, Tran Khuong Dan, «contrairement à tous les traitements actuellement employés dans le monde, ne contient pas d'autre drogue, plus douce, comme la méthadone, se substituant aux drogues dures pour calmer le sujet». De surcroît, le produit «n'a pas d'effets secondaires et n'est pas cher à produire».

«Beaucoup de nos médicaments occidentaux sont des dérivés de concoctions d'herbes», constate Donald Jasinski, un professeur à l'école de médecine de l'université John-Hopkins, interrogé par téléphone. Le processus consiste généralement à mener une série de test rigoureux visant à évaluer les potentialités de la potion, à effectuer une analyse biochimique, et enfin à développer le médicament pharmacologique proprement dit, conformément aux critères de la Food and Drugs Administration (FDA), habilitée à homologuer les médicaments aux Etats-Unis. Pour le Pr Jasinski, qui est présenté par l'UNDP comme apportant sa caution scientifique à ce projet de recherche, l'Heantos vaut la peine d'être testé, «car tout ce qui peut présenter un traitement potentiel doit être examiné. Il n'est pas impossible que les Vietnamiens soient parvenus à trouver un médicament intéressant». Le problème, poursuit-il, c'est que les tests effectués sous l'égide du gouvernement vietnamien dont l'UNDP se prévaut «n'ont qu'une valeur anecdotique».

Bureaucratie. Le professeur explique en outre que, s'il a bien reçu quelques délégations de scientifiques vietnamiens aux Etats-Unis dans le cadre de ce projet, le véritable travail scientifique n'a toujours pas commencé. «Voilà plus d'un an et demi que je suis prêt à entamer des tests dignes de ce nom... Mais, pour l'heure, les choses continuent de traîner et je ne sais pas combien de temps elles traîneront encore.» Il stigmatise d'un côté la pléthore de ministères vietnamiens impliqués dans un processus bureaucratique paralysant toute décision. De l'autre, il émet des doutes sur la compétence de l'UNDP en matière de pharmacologie. Pour lui, l'argent que l'UNDP consacre au projet est plus ou moins dilapidé. «Les 400 000 dollars du projet auraient été mieux employés à financer les recherches que nous sommes supposés entreprendre.» .

ROMAIN FRANKLIN pour LIBERATION, le 8 décembre 1997.